Il fut un temps où la France attirait à ce point l’étranger que beaucoup abandonnèrent leur langue maternelle pour écrire en français. Du Cubain José Maria de Heredia au Tchèque Milan Kundera en passant par les Roumains Cioran ou Ionesco, les Américains Julien Green ou Jonathan Littell, l’Italien Gabriel d’Annunzio, l’Argentin Hector Bianciotti, l’Autrichien Rainer Maria Rilke, l’Espagnol Jorge Semprun, l’Irlandais Samuel Beckett, l’Albanais Ismaïl Kadaré, le Russe Andreï Makine, le Libanais Amin Maalouf, la Hongroise Eva Almassy, les Algériens Rachid Boudjedra et Yasmina Khadra, l’Egyptien Edmond Jabès, le Chinois François Cheng, l’Afghan Atik Rahimi, le Grec Vassilis Alexakis, la Slovène Brina Svit ou encore l’Allemande Anne Weber, ces femmes et ces hommes se découvrirent une seconde patrie. Ils sont aujourd’hui une fierté de notre culture, comme nous pouvons être fiers de les avoir accueillis. Ils ne sont pas venus pour des raisons économiques, même si celles-ci pouvaient n’être pas neutres. Ils sont venus, comme tant d’autres, peintres, musiciens, artisans, parce que la France représentait un espoir, une aspiration vers quelque chose d’indéfinissable qui tirait vers le haut. La France les a reçus, parfois très bien, parfois moins bien, mais elle les a reçus. Ils se sont installés, ont contribué au rayonnement de notre pays. Un pays qui ainsi prolongeait sous une forme pacifique une histoire faite d’assimilations successives. Des Normands aux Arabes, des Lombards aux Wisigoths, des invasions du Moyen Age aux flux migratoires des XIXe et XXe siècles, la France s’est pour ainsi dire trouvée au carrefour occidental de toutes les grandes migrations. Elie Faure notait dans les années 1930 que ce « drame ethnique » avait construit son histoire spirituelle, et que celle-ci se mesure, ajoutait-il, à la réponse éthique apportée à une telle anarchie ethnique. Mélange de sangs, mélange d’idées, mélange de langues, mélanges de tarditions, mélange de populations depuis toujours, capable de transcender ces différences pour en extraire la substantifique moelle, la diversité a bâti la France. Creuset culturel, il suffisait de dire « France » pour qu’un souffle se propage entre ces lettres. Ce n’était pas toujours conforme à la réalité, mais c’était ainsi.
Aujourd’hui, les réfugiés qui débarquent sur les plages de Grèce ou d’Italie, qu’ils viennent de Syrie, d’Irak, d’Erythrée ou d’ailleurs prononcent d’abord un nom : Angela Merkel. Qui, parmi eux, rêve de venir en France ? Qui, parmi eux, rêve de voir sa fille ou son fils devenir mùédecinUne petite minorité. Certes les conditions économiques ne sont pas indifférentes au choix de ces nouveaux bannis de la terre : l’Allemagne, par sa démographie naturelle déclinante, a besoin de bras et son chômage est faible ; la France, au contraire, voit sa population augmenter régulièrement et connaît un sous-emploi élevé, de sept points supérieur à la moyenne nationale pour ses immigrés. Mais ce ne sont pas que des bras qui touchent aux ports d’arrivée, ou d’échouage, mais aussi des têtes. Et ces têtes ne pensent pas à la France. Elles n’y pensent pas seulement pour des motifs matériels mais aussi parce que l’information se diffusant aujourd’hui à tous en un instant, elles ressentent, plus ou moins fortement, l’atmosphère pessimiste qui obscurcit nos esprits. Elles savent, ces têtes déracinées, rompant avec leur culture, que l’administration française est tatillonne malgré ses engagements récents. Elles savent aussi que l’extrême droite populiste s’oppose au moindre accueil de réfugiés et que son excitation pèse sur les consciences affaiblies. Elles savent encore que l’atmosphère des idées dans la France d’aujourd’hui est plus favorable au repli sur soi qu’à l’ouverture aux autres : pourquoi sonner à une porte entrebâillée qui se referme au moindre bruit ? D’aucuns se défendent en soutenant qu’on ne peut pas accueillir toute la misère du monde. La formule n’est pas scandaleuse, même si elle peut choquer tant lui donne tort la réalité, mais ces têtes, dont beaucoup pourraient nous apporter ardeur, compétence, volonté, détermination, se détournent alors de nous et offrent leur misère à qui saura la transformer en espoir et, plus tard, en richesse.
Qu’arrive-t-il donc à ce pays dont le taux d’accroissement migratoire ne cesse de ralentir depuis 15 ans ? Que nous arrive-t-il donc, à nous qui avions su assimiler pendant si longtemps, et pour notre grand avantage, tant d’étrangers ? Impossible de ne pas nous interroger sur nous-mêmes et de ne pas répondre à une question : accepterons-nous longtemps encore de ne plus être ce que nous a fait l’histoire, une terre d’accueil où le mélange donne le meilleur de lui-même ? Nombre de Français refusent heureusement cela. Beaucoup se mobilisent. Le gouvernement réagit, tardivement, mais plutôt bien. La France ne se réduit pas à son état d’aujourd’hui. Il faut le crier pour que la clameur atteigne les rivages où viennent s’échouer des enfants.
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