Les idées en cours ne tombent jamais de ciel spontanément. Elles empruntent des chemins plus ou moins tortueux pour gagner les esprits, avant de s’y installer pour un temps. Elles peuvent bien sortir de la bouche de Nadine Morano, elles reflètent toujours une propagation d’ordre viral. Comme une épidémie, elles se diffusent par contagion sans qu’on identifie aisément le lieu et le moment de leur survenue. Mais une fois lancées, en interrompre le cours est une tâche longue, difficile, coûteuse. La sanction d’une militante au sein d’un parti politique, toute ancienne ministre qu’elle soit, ne change rien à la divulgation de la maladie.
Nous n’en sommes plus au commencement du racisme ordinaire, mais nous ne sommes pas loin d’une infection inquiétante. Nos pères ont déjà connu cela. Des vieilles théories remontant à Gobineau (1816-1882) avaient lentement incubé avant d’aboutir à Hitler et à Vichy. On les croyait vaincues, elles renaissent de leurs cendres. Aujourd’hui, avec l’arrogance coutumière des idéologues, le racisme s’appuie sur les positions xénophobes de la famille Le Pen. Il s’adosse aux petites phrases de ceux qui, hurlant avec les loups pour attraper des voix, réclament la sélection des réfugiés sur des critères de religion. Il se renforce avec ceux qui assimilent migrations contraintes et terrorisme potentiel. Il éclate enfin au grand jour quand on invoque, stupidement, la « race blanche » pour définir l’identité française. Cette dernière expression n’est pas seulement une contre-vérité, son usage passé l’a marquée au sceau de l’infamie.
Il n’est peut-être pas inutile de rappeler quelques données aujourd’hui établies par les scientifiques. Certes, les racistes ne se laisseront pas convaincre par le raisonnement, puisque leur logique est celle du rejet systématique de l’autre, quelle qu’en soit la raison. Pourtant, l’histoire des sciences fait pièce d’un certain nombre de « concepts » ou d’idées qui ont résisté plus ou moins bien avant qu’on n’en démontre l’inanité. C’est le cas, par exemple, des animalcules des pré-biologistes, ou de la génération spontanée des pré-darwiniens, qui survécurent longtemps à leur aberration, du moins dans certaines têtes. Ces notions finirent par disparaître, et leurs défenseurs par dépérir, même si existent encore, çà et là, quelques illuminés convaincus du contraire. Semblablement, plus aucun biologiste ou généticien aujourd’hui ne parle sérieusement des « races humaines » ou des « caractères raciaux ». Le consensus actuel rejette tout argument biologique pour légitimer la notion de race. Celle-ci relève d’une représentation arbitraire liée à des critères morphologiques ou culturels. Sauf dans la tête des racistes, les approches rigoureuses écartent les classifications naïves et fausses. Ainsi, par exemple, les chevaux appartiennent à la race chevaline, mais une jument qui copule avec un âne (lequel relève des équidés, comme les chevaux, les onagres et les zèbres, mais n’appartient pas à la même race que les chevaux) ne mettra jamais bas. Des tigres copulant avec des lions pourront mettre au monde des individus, mais ceux-ci ne seront jamais féconds. Autrement dit, dans l’ordre des mammifères, il existe de nombreuses espèces, avec des sous-groupes appelés races. Celles-ci sont une subdivision de l’espèce zoologique, constituée par des individus réunissant des caractères communs héréditaires. Mais ce concept est inapplicable aux êtres humains, qui forment une seule espèce, c’est-à-dire « un ensemble d’individus interféconds et donnant naissance à des individus fertiles. » La propriété des hommes est précisément de déborder tout sous-groupe par leur aptitude universelle à une interfécondité fertile.
Qu’il soit indispensable aujourd’hui de redire ces évidences est désolant. Qu’il soit nécessaire de rappeler que les enfants plus ou moins naturels du nazisme – Al Qaida, Boko Haram, DAECH et autres « purificateurs » religieux ou ethniques – aient pu envahir les esprits en niant l’évidence est d’une grande tristesse. La raison peut-elle convaincre encore les Nadine Morano et les Marine Le Pen ? Probablement pas. « Triste époque que celle où il est plus difficile de briser un atome qu’un préjugé », pensait Einstein. Mais les idées les plus néfastes n’ont qu’un temps. Combattons-les partout, à chaque instant. Fondées sur du sable, elles ne pourront que s’effondrer. Même si la situation économique fait craindre à beaucoup que des émigrés viennent les concurrencer pour un emploi ; même si la vie quotidienne pèse au point d’en vouloir aux autres des souffrances qu’on endure ; même si la tentation du rejet de « l’étranger » plane en permanence, pensons à ce qu’il nous en coûterait de vendre notre âme au diable.
En même temps, n’attendons pas que les idées racistes s’éteignent d’elles-mêmes. La bêtise est un carburant illimité. Commençons par le premier de tous les actes prophylactiques : ne laisser personne déraper verbalement. Au café, dans un dîner, dans le métro, dans l’autobus, dans la rue, refusons le moindre propos raciste, de quelque nature qu’il soit. Peu importe qu’il s’adresse à la couleur de la peau, à la forme du visage, à l’origine géographique, à l’ancrage culturel, à la tenue vestimentaire, à la religion, à la langue et que sais-je encore. C’est pour n’avoir pas réagi assez tôt que des peuples ont sombré dans les horreurs du racisme. Montaigne, dans son français inimitable, écrivait : « De toutes choses les naissances sont faibles et tendres. Pourtant faut-il avoir les yeux ouverts aux commencements ; car comme lors en sa petitesse on n’en découvre pas le danger, quand il est accru on n’en découvre plus le remède ». Reprenons quiconque n’assume pas sa responsabilité envers soi et envers le monde en respectant l’étranger pour ce qu’il est : un autre lui-même. C’est là le devoir d’ingérence de chacun d’entre nous. Epargnons-nous le regret de non-assistance à société en danger.
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