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La Bible est probablement le bestseller le moins lu au monde. Tout un chacun dispose d’un exemplaire, plus ou moins parcouru à l’occasion, mais rares sont ceux qui l’ont vraiment ouvert. Quant à l’étudier, c’est encore une autre histoire. Pourtant, ces livres (le mot « bible » vient du grec ta biblia, « les livres », qui traduit l’hébreu ha sefarim, lesquels réunissent la Torah ou Pentateuque, les Prophètes et les Hagiographes) recèlent des trésors qui peuvent tout simplement nous servir au quotidien, que l’on soit religieux ou non, croyant ou athée, ignorant ou érudit. Même si ces remarques concernent aussi les Evangiles, je ne traiterai dans ces colonnes que du texte hébraïque, ce que les chrétiens appellent l’Ancien Testament.

Un grand ouvrage est celui qui vous influence, même si vous ne l’avez pas lu. La Bible appartient sans aucun doute possible à cette catégorie. Pour au moins trois raisons, qui expliquent le pourquoi de cette nouvelle chronique.

D’abord, ce texte est traduit dans les quelque 2 260 langues et dialectes existants sur terre, qui touchent 98% de l’humanité, si l’on suit André Chouraqui dans son livre Moïse (Editions du Rocher, 1995), ce qui déjà en dit long sur son importance. Il n’a pas seulement apporté à l’humanité le refus des sacrifices humains ou le principe du repos hebdomadaire, mais aussi la proscription de l’assassinat, la réprobation de l’adultère, la condamnation du vol ou encore le respect dû aux parents. A partir de sollicitations personnelles, il propose une éthique universealisable.

Ensuite, si beaucoup le cantonnent à son aspect religieux, c’est au moins autant une entreprise de nature philosophique – quel que soit l’objet que l’on assigne à cette discipline, amour de la sagesse (comme l’indique son nom grec), construction morale, exercice spirituel, plénitude quotidienne ou encore création de concepts.

Enfin, et ce n’est pas le moindre de ses atouts, il permet d’analyser certaines grandes questions contemporaines et offre des références pour l’action.

Ces trois dimensions se côtoieront dans cette chronique.

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Au sein du recueil intitulé Pastiches et postiches, Umberto Eco imagine le lecteur professionnel d’une maison d’édition rendant compte d’un ouvrage au comité de lecture. Après un enthousiasme initial, celui-ci manifeste ses réserves devant la complexité du texte, la multiplicité des auteurs, l’abondance de pages trop poétiques, en dépit de certains passage qui devraient obtenir du succès, comme les nombreuses scènes de sexe ou une fuite dans le désert, idéale pour être portée à l’écran. A la fin, le jugement est sévère : c’est un « salmigondis monstrueux » et le manuscrit est refusé. Il s’agit de la Bible.

La formule d’Umberto Eco est bien sûr excessive, mais il faut bien reconnaître que cet Himalaya de la littérature ne se livre pas d’emblée. Prenez le premier cas de notre série pour 2019, celui du Jardin d’Eden.

Ève et Adam disposent de tout ce dont ils ont besoin dans cette enceinte paradisiaque, si ce n’est qu’il est strictement défendu de manger d’un arbre particulier, celui de la connaissance du bien et du mal. Adam a reçu cette mise en garde, formelle, avant même la naissance d’Ève : « car le jour où tu en mangeras, tu devras mourir » (Genèse, 2/17). Notons bien qu’il n’est pas écrit : « tu mourras », c’est-à-dire que cela entraînera ta mort, mais seulement : « tu devras mourir… ».

L’histoire retient qu’Ève, tentée par un reptile, enfreint l’interdit, « péché originel » qui déclenche la colère divine. Regardons-y de plus près.

Dans un premier temps, Ève a résisté. Le serpent l’a finalement convaincue de goûter de cet arbre. Elle en assimile son potentiel, le pouvoir de la connaissance et illustre donc la réflexion d’Oscar Wilde : « Je peux résister à tout, sauf à la tentation. »

Le serpent, dit le texte, est rusé. Au chapitre 3, versets 4 et 5, il fait valoir à cette femme que sa désobéissance ne la fera pas mourir mais la rendra l’égale des Elohîm, mot utilisé dans la Bible pour désigner toute divinité. D’où, deux questions immédiates : en quoi manger de cet arbre provoquerait-il la mort ? Comment interpréter le dialogue entre un reptile et un être humain ?

Si vous sortez non couverts sous la neige, vous attraperez froid : nulle condamnation ici, mais une causalité. Il ne s’agit pas d’une menace ou d’une punition, mais d’une information. Dans le cas d’Ève, la même logique opère : si elle mange de l’arbre, elle découvrira ce qu’est la mort. Pas de sanction, mais une conséquence. Laquelle exactement ?

Jusqu’à ce qu’elle ait ingurgité de l’arbre, tout dans la Genèse nous signale que les deux « premiers » êtres humains sont inconscients d’eux-mêmes. Au verset 7 du chapitre 3, ils ignorent jusqu’au fait d’être nus. Etrangers à leur propre condition, ils sont comme des animaux : ils ne savent rien de leur corps et de ce qui les attend. Par la transgression, Ève découvre sa nudité. Simultanément, elle accède à son humanité en apprenant qu’elle n’est pas immortelle. Manger de l’arbre n’entraîne donc pas la mort, cela conduit seulement à comprendre qu’on est mortel. Nul châtiment ici, sauf à confondre la conscience de soi avec une expiation. Une erreur que ne commirent jamais un Socrate ou un Freud.

Qu’en est-il maintenant des échanges entre Ève et le serpent ? « Serpent » se dit na‘hach (en prononçant le ‘h comme la jota espagnole) en hébreu. Dans cette langue, la racine d’un mot forme le socle à partir duquel sont construits des termes proches. Ainsi, le verbe lé/na‘hech ( est l’équivalent du to précédant les verbes anglais à l’infinitif) veut dire « deviner » ou « s’adonner à la sorcellerie ». A l’origine, l’hébreu était écrit uniquement avec des consonnes, ce qui est le cas des rouleaux de la Torah, comme d’ailleurs de n’importe quel journal israélien d’aujourd’hui. La connaissance, le vocabulaire et l’habitude pallient cette apparente difficulté. Dans le cas qui nous concerne ici, vous obtenez sans voyelles pour na‘hach et na‘hech la même racine : n, ‘h, ch. Ainsi, la Bible nous chuchote que le serpent est l’intuition d’Ève. Il traduit un appel à son endroit, celui de ne pas rester dans sa condition initiale de bête.

Pour exprimer qu’Adam et Ève sont désormais des êtres humains au sens plein du terme, le texte emploie le mot ‘eyroumim, « nus », pluriel de ‘aroum. Or, ce vocable est bien plus riche que le terme qui renvoie exclusivement au corps. Il signifie plutôt « sans artifice », « sans déguisement » ou encore « intelligent » : qui comprend tout de suite. Ève et Adam sont nus dans la mesure où il n’existe plus d’obstacle leur interdisant l’accès à l’intelligence de leur condition. Grâce à Ève.

Suivant la vision traditionnelle, le serpent rampera et sera dangereux, la femme enfantera dans la douleur, l’homme sera condamné à l’effort pour trouver de quoi manger, le Jardin d’Eden sera fermé aux êtres humains et la terre elle-même sera encombrée de mauvaises herbes (Genèse 3/14-24). Là encore, c’est aller un peu trop vite que de parler de malédiction : en hébreu, maudire se dit lékalèl qui signifie aussi « dévaloriser », « retirer du poids », considérer comme insignifiant. Or, le texte ne l’emploie pas ici, mais utilise lé’éror, qui a la même racine que le mot « lumière ». Si ce verbe peut être tiré vers « maudire », il veut dire surtout « montrer », « désigner », « mettre en lumière », ce qui est très différent. Autrement dit, Ève ayant introduit la connaissance, il lui faudra en assumer toutes les conséquences, c’est-à-dire accéder à la vérité de la condition humaine sur terre.

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Ces passages procèdent à une série de constats, ceux par lesquels Ève et Adam deviennent des individus responsables. Ainsi, à l’opposé de la conception traditionnelle, qui condamne la femme en lui imputant les malheurs de l’humanité, nous pouvons voir ici une tout autre éthique. Nous devons à Ève la plus magnifique aventure humaine qui soit, celle de l’avancée vers la lumière qu’est la connaissance. Sans elle, l’homme serait resté le jardinier d’un espace merveilleux. Un brave type, un peu niais en somme. Lui, vivait dans le Jardin d’Eden, sans s’interroger. Elle, au contraire, a l’intuition du savoir. Quel formidable contresens on commet en ne lisant que d’un seul œil – celui de la culpabilité –, le texte biblique. Ève n’est coupable de rien d’autre que d’avoir ouvert les yeux de l’homme et réveillé l’humanité.