Ambiguïté
Il est toujours instructif de s’interroger sur la naissance d’un terme : cela permet tout à la fois d’appréhender son irruption dans la conscience universelle et de saisir ce dont il verbalise l’existence.
Si l’ensemble des êtres humains vivant sur la terre forme depuis la nuit des temps ce que nous appelons couramment « l’humanité », le concept lui-même n’est toutefois né que très tardivement. Dans le grand Littré de 1874, les deux premiers sens qui lui sont attribués sont « la nature humaine » et un « sentiment actif de bienveillance ». Ne vient qu’en troisième celui qui nous est aujourd’hui le plus familier : « En un sens assez nouveau […], le genre humain, les hommes en général considérés comme formant un être collectif plus grand que la patrie. » C’est dire que le terme ne s’est pas toujours défini comme nous l’entendons désormais, ce qui a pendant longtemps interdit de parler des atteintes que l’humanité pouvait s’infliger à elle-même.
Ce constat soulève immédiatement une interrogation. A partir des trois sens du dictionnaire, comment délimiter la notion de « crime contre l’Humanité », tel qu’il est déterminé dans les statuts du tribunal de Nuremberg du 8 août 1945[1], puis enrichi au fil des années en intégrant de nombreux actes répréhensibles[2] ? S’agit-il d’un crime de masse, d’une action inhumaine contre la personne, ou les deux à la fois ?
Sans renvoyer à la totalité de la population mondiale pour le qualifier, où commencer, où s’arrêter pour définir un acte qui meurtrit l’une de ses parties, quelle qu’en soit l’ampleur ?
Qualifier
Cette dernière question renvoie au débat entre deux approches, celle de Hersch Lauterpacht et celle de Raphaël Lemkin. Ces juristes, juifs nés en Pologne et devenus Américains, sont à l’origine de deux concepts entrés depuis dans le langage courant, le premier du « crime contre l’Humanité » (1943), le second du « génocide » (1944), comme le rappelle Philippe Sands dans son beau roman (Retour à Lemberg, 2017). Si Lemkin écrit que « par ‘‘génocide’’, nous entendons la destruction d’une nation ou d’un groupe ethnique », Lauterpacht campe sur une autre position : « L’être humain, l’individu… est l’ultime source de tout droit ».
Dans le premier cas, le crime se rapporte à une collectivité, quelle qu’en soit la taille (tribu, peuple, nation) ou le motif (ethnique, national, religieux) tandis que dans le second il attente à l’individu, indépendamment de toute détermination de celui-ci. Ce qui revient à dire que dans un cas on agrège alors que dans l’autre on particularise.
Malgré tous les efforts de Lemkin, le tribunal de Nuremberg n’a pas retenu sa proposition tandis que celle de Lauterpacht a servi de fondement à l’accusation. Les responsables nazis présents ont donc été jugés à partir de trois types de crimes : contre la guerre, contre la paix et contre l’humanité. Le concept de génocide a dû attendre ensuite quelques décennies pour conquérir les esprits, sans doute à cause des atrocités diverses et cependant similaires commises à l’encontre des Cambodgiens (1975-1979), des Tutsi (1994), des Yézidis (début en 2014), des Ouighours (début en 2014), des Rohingyas (début en 2016), requalifiant par la même occasion celles perpétrées à l’endroit des Arméniens (1915-1916) ou des Héréros et des Namas (ces deux derniers entre 1904 et 1908, sous l’Empire allemand), et bien sûr des juifs et des Tziganes dans les années 1940.
Singulariser
Détruire systématiquement un sous-ensemble substantiel de l’humanité, quelles qu’en soient les raisons, rend donc coupable d’un génocide. Mais une réflexion de Wilhelm von Humboldt (1767-1835) invite à explorer plus avant ce qui, dans l’homme, peut être qualifié « d’humanité ». Le philosophe et linguiste prussien, dans sa Théorie de l’éducation humaine, assignait la mission suivante à tous les hommes : « Accorder la plus grande place au concept d’humanité dans notre propre personne ». Cela revient à considérer que non seulement tout être humain représente une partie de l’humanité mais que celle-ci siège en lui. Le quantitatif et le qualitatif, si l’on peut s’exprimer ainsi, s’interpénètrent ici. C’est la tendance qui n’a cessé de s’affirmer depuis Nuremberg. En conséquence, chacun des actes suivants relève du crime contre l’humanité : violer une femme, un homme ou un enfant, se livrer à la torture, séquestrer, organiser un esclavage sexuel, forcer à la prostitution, à la grossesse ou à la stérilisation. Ce qui induit une question délicate : comment définir l’humanité de l’homme ?
Ce qui lui serait propre a varié au cours de l’histoire : les barbares ne possédaient pas de raison pour les Grecs ; des tribus indiennes d’Amérique désignaient leurs membres, et eux seuls, « êtres humains » ; le rire, vantée par Rabelais, se rencontre aussi chez les chevaux ou les chiens ; toutes les espèces possèdent une organisation sociale avec des modes de communication qui leur sont propres, comme l’homme. Quant à l’âme, le catholicisme l’a longtemps réservée à ce dernier – sans inclure la femme – alors que le confucianisme, le taoïsme, l’hindouisme et le bouddhisme n’établissent aucune distinction entre l’être humain et les animaux, animés tous par un même principe vital.
Unifier
Le seul élément spécifique à homo sapiens est la forme de son corps. Impossible de le confondre avec toute autre espèce dans la nature. Et, de fait, toute l’évolution du droit depuis des décennies porte sur la libre disposition de son corps par chacune et par chacun, comme en écho à la libre disposition des peuples à disposer d’eux-mêmes instituée au sortir de la Seconde guerre mondiale.
Quand Montaigne constatait que « Nature a elle-même attaché à l’homme quelque instinct à l’inhumanité » (Essais, Livre II, chapitre XI), il invitait à une analyse des profondeurs de l’âme humaine. Freud répondit par les deux notions de pulsion de mort et de pulsion de vie, ce qui généralisait l’idée d’un dédoublement de l’âme que Goethe avait réservé à Faust. Une telle dichotomie interne à l’homme n’a pas échappé à la Bible hébraïque, comme en témoigne le Deutéronome (30/19) qui recommande : « J’ai donné la vie et la mort en toi, le bonheur et le malheur, et tu choisiras la vie. »
Autrement dit, si le choix entre le bien et le mal appartient toujours en dernier ressort à l’individu, ce dernier reste le seul responsable : il est aussi bien « la source ultime de tout droit » que le commencement de toute culpabilité. Les monstres politiques de l’histoire qui ont commandé, approuvé, commis de leurs propres mains des crimes « inhumains » ou qui en ont été les complices ressemblent à ces bons pères de famille qui chaque jour assassinaient méthodiquement leurs ennemis désignés avant de rentrer chez eux, avec probablement la satisfaction du devoir accompli et sans doute la conscience tranquille. Aucune fonction ne peut mettre qui que ce soit ex causa, quand il s’agit de l’élimination d’autrui. Ce qui est précisément la finalité du génocide et du crime contre l’humanité, ces expressions d’une même réalité.
La philosophie morale actuelle tend à l’association de ces deux fléaux. Peut-être parce que le mot « humanité » comprend deux faces : il renvoie indistinctement à un ensemble et à l’une quelconque de ses parties. Avec cette différence qu’un crime contre l’humanité n’est pas automatiquement un génocide tandis qu’un génocide constitue d’emblée un crime contre l’humanité.
[1] Définition adoptée par me Tribunal de Nuremberg : « Assassinat, extermination, réduction en esclavage, déportation et tout autre acte inhumain commis contre toute population civile, avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs raciaux ou religieux lorsque ces actes ou persécutions, qu’ils aient constitué ou non une violation du droit interne du pays où ils ont été perpétrés, ont été commis à la suite de tout crime rentrant dans la compétence du tribunal ».
[2] Notamment : expulsion, emprisonnement, torture (1991) ; viol, esclavage sexuel, prostitution forcée, grossesse forcée, stérilisation forcée… (2002).