Entretien avec François Rachline
Vice-président de la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA). Son dernier ouvrage, aux éditions Hermann, s’intitule « L’autre est nous : le racisme et l’antisémitisme »
Propos recueillis par Bernard El Ghoul et Caroline Blackburn
Dans le chapitre introductif de votre dernier ouvrage L’autre est nous – racisme et antisémitisme, vous questionnez l’universalisme. Pouvez-vous redéfinir cette notion et nous expliquer ce qu’est le « segmentarisme », ce néologisme qui met à mal l’universalisme ?
Nous sommes accoutumés à parler de l’universalisme comme d’un héritage des Lumières, issu de la Révolution française. Celui-ci écarte toute différence de nature entre les êtres humains. De la naquit le célèbre postulat de la Déclaration de 1789 : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. » Cela n’a pourtant pas empêché l’esclavage, la Shoah, le colonialisme, l’impérialisme ou les guerres. Les philosophes et les révolutionnaires allèrent sans doute trop vite, pressés qu’ils étaient d’affirmer l’unité du genre humain. L’erreur fut de considérer cette idée acquise une fois pour toutes, alors qu’il s’agit d’un projet de longue durée, précisément parce que les êtres humains ne croient pas d’emblée à leur unité.
Aujourd’hui, le wokisme, l’intersectionnalité, le décolonialisme refusent le prétendu diktat de l’universalisme. Ces mouvements partagent une vision : ce ne sont pas les actes qui pour eux qualifient les êtres humains mais leurs origines. Ainsi segmentent-ils la société : chacun, depuis sa tribu, se bat au nom d’une vision morcelée de la réalité sociale. D’un point de vue universaliste, c’est une vision très raciste et renfermée sur l’ascendance. Elle ne permet plus de comprendre les spécificités du racisme et de l’antisémitisme.
Dans votre ouvrage, vous dites que le racisme et l’antisémitisme ont des similitudes trompeuses. Pouvez-vous développer cette idée ?
Le racisme consiste le plus souvent à considérer un groupe comme « inférieur » par rapport à un autre pris en référence, quelles que soient les raisons : couleur de peau, religion, culture, etc. Avec l’antisémitisme, ce n’est pas pire, c’est plus compliqué. Face à la diversité diasporique, un antisémite ne s’embarrasse pas de contradictions et d’absurdités. A ses yeux, les juifs sont tout à la fois riches et pouilleux, dominateurs et soumis, fiers et fourbes, étrangers mais infiltrés, minables mais influents, arrogants mais peureux, et même déicides. Il y eut avec le christianisme antique un antisémitisme de la foi ; aves Staline, un antisémitisme de la lutte des classes ; avec Voltaire, un antisémitisme nourri par la raison ; et désormais un antisémitisme démocratique grâce à l’antisionisme. La haine des juifs a la peau dure.
Comment la théologie peut-elle expliquer l’aversion envers les juifs ?
Ce n’est pas la théologie qui permet d’accéder aux sources de l’antisémitisme. « De toutes choses les naissances sont faibles et tendres. Pourtant faut-il avoir les yeux ouverts aux commencements : car comme lors en sa petitesse on n’en découvre pas le danger, quand il est accru on n’en découvre plus le remède ». Cette réflexion de Montaigne résume la situation créée par l’attitude antijuive à travers les âges, à des époques où le terme « antisémitisme » n’existait pas (il est apparu en 1879). Il faut donc s’efforcer de remonter à la source.
Dans les 39 livres de la Bible hébraïque (Ancien Testament), le mot « juif » n’apparaît que deux ou trois fois dans certaines traductions du livre d’Esther, soit entre le 4ième et le 2ème siècle avant notre ère. A cette époque, c’est ainsi que les Grecs et les Romains appelaient les Judéens, ceux qui après le schisme de -931 à la mort du roi Salomon habitaient la Judée, le royaume subsistant au sud après la destruction d’Israël au nord en -586. Il ne faut donc pas confondre Hébreux et juifs.
La Bible hébraïque n’est pas a priori juive, bien qu’évidemment revendiquée par le judaïsme, ni d’ailleurs monothéiste, même si cela peut surprendre. Un judaïsme monothéiste se développe très longtemps après Moïse, en interprétant sa pensée, vers les années -650, sous le roi Josias, puis lors de l’Exil à Babylone (597-538 avant notre ère). À cette époque, la multiplicité des dieux était la norme : plus de 250 divinités en Égypte et des centaines aussi en Mésopotamie. Chaque aspect de la vie était associé à l’une d’entre elles, la caste des prêtres jouant un rôle prépondérant dans la cité. Moïse s’efforce de détruire le « polythéisme effréné » (Freud,) dont nous savons qu’il perdurait encore dans le Temple de Jérusalem sous Josias (voir Rois, 2, 23/4). C’est une véritable révolution dans la pensée, mais rompre avec le polythéisme ne signifie pas automatiquement promouvoir le monothéisme. La Bible ne parle jamais d’un « dieu unique ».
C’est pourquoi vous écrivez que la notion de divinité n’était pas indispensable au judaïsme ?
Le judaïsme ne prescrit pas de croire ou de ne pas croire. Il faut expliquer cela pour saisir le sens de ce que j’appelle le mosaïsme et qui me semble essentiel pour comprendre le sens profond de l’antisémitisme.
Le texte biblique emploie un terme énigmatique, YHWH, presque toujours traduit par « Dieu ». Ce vocable, indicible (essayez donc de l’articuler !) est pourtant, par définition, intraduisible. Le traduire, c’est le trahir. Dans la Bible, Elohîm est le mot utilisé pour désigner les divinités de tous les peuples, sans exception, étant précisé que YHWH est l’Elohîm des Hébreux. La difficulté est qu’il est radicalement différent, absolument à part : pas de patronyme, pas de possession, pas de statue le représentant, invisible… Quand Moïse envisage de dire qui l’envoie pour libérer les Hébreux, la seule réponse est « Je serai m’envoie vers vous » (Exode, 3/14). Ce peuple, habitué comme tous les autres à l’impossibilité de concevoir son existence sans déités n’a pas facilement assimilé ce concept pur et pour le moins fort peu « divin ». Souvenons-nous du Veau d’or.
Si la pensée de Moïse détruit le polythéisme, ouvre-t-elle automatiquement sur le monothéisme ? Il existe dans la pensée un en-deçà et un au-delà de la traduction de YHWH. En-deçà, cette référence reste une énigme. « Je serai » affirme la nécessité du devenir ; l’absence de date introduit l’incertitude ; le caractère mystérieux souligne l’étrangéité de cette entité. Au-delà, traduit par « dieu », il ouvre sur l’idée monothéiste. Les premiers grands adeptes de Moïse, les « juifs », ont initié cette évolution religieuse.
Dans votre ouvrage, vous parlez de « mosaïsme ». Pouvez-vous nous le définir ?
C’est une notion qui donne accès à l’éthique dont Moïse est porteur. Elle s’articule sur deux instruments : le tétragramme et le décalogue. Le décalogue, ou les Dix commandements, est un texte qui n’est pas religieux et qui s’adresse à tout être humain personnellement : tu n’assassineras pas, tu n’auras pas d’idoles, tu ne violeras pas, tu ne voleras pas, etc., que tu sois maître, femme, homme, esclave, serviteur… D’où deux conséquences : d’une part, personne ne peut échapper à sa responsabilité ; d’autre part, la loi est la même pour tous (égalité).
Ainsi, je désigne par « mosaïsme » l’éthique élaborée à partir de 6 composantes : 3 éléments liés au tétragramme, cités plus haut (devenir, étrangéité, incertitude) ; 2 attachés au décalogue (responsabilité individuelle, égalité devant la loi) ; 1 qui donne son sens à l’ensemble, la recherche de la justice. Si cette dernière est absente, tout s’effondre.
En quoi l’antisémitisme serait ou ne serait pas un racisme comme les autres ?
À l’époque mosaïque, adopter le tétragramme comme référence et s’efforcer de respecter le décalogue, c’est se mettre à part. Tous les peuples contemporains se sont dressés contre les règles du mosaïsme. Les Hébreux, puis le juifs sont alors classés comme associables. Hécatée d’Abdère (IV-IIIe siècle avant notre ère) écrit à propos de Moïse : « Il induit un genre de vie contraire à l’hospitalité ». A l’opposé de l’éthique mosaïque, un Grec ou un Romain ne pouvait pas concevoir que l’on interdise les sacrifices humains, en particulier ceux des premiers-nés pour remercier une divinité de ses bienfaits. Tacite (58-120), dans Histoires, est très explicite sur ce point.
Le mot « antisémitisme » est tardif (1879) mais l’aversion antijuive remonte donc loin. L’antisémitisme confond les adeptes de l’éthique mosaïque et l’éthique elle-même. L’incertitude et l’étrangéité l’insupportent. Il veut de la certitude et du connu. Il juge autrui sur son aspect ou ses ascendants, jamais sur ses actes, qui déterminent le devenir de tout être humain. Cela étant dit, il n’est ni indispensable d’être juif pour être le dépositaire de l’éthique mosaïque ni suffisant de l’être pour en devenir l’exécutant.
Pour résumer ma démarche, le racisme est le rejet d’un groupe, quelles qu’en soient les raisons. L’antisémitisme récuse une éthique, celle promue par Moïse. C’est elle qui a donné naissance aux valeurs constitutives de la civilisation occidentale, notamment la démocratie. L’antisémitisme est incompatible avec la démocratie.
À quel moment dans l’histoire, l’antisémitisme devient-il une haine contre la population qualifiée de juive ?
A partir du moment où les juifs portent avec eux l’espoir d’une société libérée des idoles et respectueuse d’autrui comme de soi. Hitler n’a fait qu’industrialiser des pratiques nées sous l’Antiquité.
Cet entretien est le compte-rendu d’une rencontre organisée le 22 février 2024 par
Sciences Po Alumni.
Voir sur Emile :
https://www.emilemagazine.fr/article/2024/4/3/entretien-francois-rachline