Il y a dans mon entourage plusieurs enfants de moins de cinq ans. Dès que l’occasion se présente, tous voient et revoient Le livre de la jungle à n’en plus finir. L’un d’eux me répétait, l’autre jour, en imitant avec ses mains les ondulations d’un serpent : « Ai confiance, ai confiance… ». Il s’efforçait de ressembler au python du dessin animé, dont le nom étrange, Kaa, sonne déjà comme un appel un peu inquiétant. Nous avons regardé ensemble une fois encore les yeux de Kaa se transformer en spirales multicolores dont les enroulements fascinent les proies désignées. Il lui faut alors peu de temps pour les endormir avant de les dévorer.
Je ne sais pas pourquoi, mais Kaa m’a fait penser à une politicienne que les médias, ensorcelés sans doute, nous sortent à toutes les sauces. Comme notre python, ses yeux s’emploient en souriant à endormir ses futures victimes, lesquelles ne sont pas des singes ou Mowgli, mais des électeurs. Et il ne s’agit pas d’un dessin animé mais de la vie politique française. Comme Kaa, elle paraît débonnaire, et d’autant plus avenante qu’elle veut amadouer avant de bondir. Certains sont envoûtés. Je ne vous dis pas son nom, j’en ai assez de le lire et de l’entendre à tout bout de champ. Je ne doute pas que vous le trouverez. Mais je vous fournis un indice : elle a pour père un avocat d’extrême droite et pour nièce une jeune femme dont le patronyme fait penser à Pétain. Ce sont ainsi plusieurs générations d’une même famille qui se retrouvent dans un même combat contre les musulmans, contre les juifs, contre l’immigration, contre les homosexuels, contre l’Europe, contre l’euro, contre l’OTAN, contre l’ouverture des frontières, contre je ne sais quoi encore. Certains en sont séduits. Après tout, n’a-t-on pas essayé la droite comme la gauche pour réduire le chômage en France ? Quand un cancer résiste à toutes les thérapies, la tentation est de s’en remettre à un rebouteux, ou à un charlatan. Sait-on jamais ? Alors pourquoi pas le parti de Kaa ? Le problème, en la matière, est que le FN est lui-même une sorte de cancer. Il ronge de l’intérieur et le mal se diffuse peu à peu dans un pays que l’hypnose engourdit chaque jour d’avantage.
Une enquête approfondie de Free Thinking pour le groupe Publicis confirmait, début septembre, que les classes moyennes se montraient tentées par l’expérience. Un tout récent sondage de l’IFOP révélait que 67% des Français seraient prêts à confier la direction du pays à des « experts » non élus, supposés seuls capables d’adopter des vraies réformes efficaces, et 40% estiment qu’une personnalité autoritaire serait souhaitable, quitte à alléger les contrôles démocratiques. Vous avez bien lu : 40%, soit 18 millions de Françaises et de Français. Ce n’est pas la majorité, mais c’est déjà considérable. Ils soulignent d’ailleurs, ces femmes et ces hommes disposés à évacuer les contraintes de la démocratie, que c’est tout de même dangereux, que les chances de succès sont infimes, que la Kaa attitude peut faire plus de mal que de bien, mais ils glissent que ça permettrait aussi de donner un bon coup de pied dans la fourmilière.
Du côté de Kaa, la leçon est parfaitement comprise. Il faut absolument que tout paraisse naturel. La léthargie est l’allié numéro un. Sortir de l’euro : peut-être faudra-t-il soumettre l’idée à un référendum, déclare maintenant la présidente du FN. « Aie confiance ». L’Europe : si elle accepte de rendre sa souveraineté à la France (formule qui ne veut rien dire), on pourrait y rester. « Aie confiance ». Les 35 heures ? On y renoncera peut-être. « Aie confiance ». Les retraites, on verra. « Aie confiance ». Et ainsi de suite. L’essentiel est de ne pas se limiter à la complaisance de millions de citoyens mais de s’attirer aussi la bienveillance de nombreux patrons, sans qui on ne peut rien faire de durable, et bien entendu prendre des voix du côté de la droite.
Quand un peuple se laisse endormir et que la torpeur l’envahit, la raison peut-elle encore avoir raison ? 80 députés ont refusé de donner les pleins pouvoirs au maréchal Pétain le 10 juillet 1940, contre 569 qui lui remirent l’arme absolue pour éliminer la démocratie. Les premiers n’avaient pas confiance ; les seconds, oui. On peut multiplier les exemples, évoquer Hitler, en qui le vieux maréchal Hindenburg avait confiance, ou Mussolini, qui reçut la confiance du roi Victor-Emmanuel III. Il ne s’agit pas ici de confondre les époques, mais de comprendre l’usage qui est fait de la démocratie.
Dans chacun des cas évoqués, les mouvements populistes ou fascistes semblent jouer le jeu démocratique. Ils cherchent la légitimité des élections. Tout leur est bon pour parvenir à leur fin. Roucouler ou invectiver, radicaliser un propos ou diluer un programme, participer à une émission de télévision ou l’écarter en la qualifiant de « mascarade ». Tout dépend des circonstances. Mais tandis que leurs adversaires considèrent la démocratie comme le cadre du débat pour éclairer les consciences, eux l’instrumentalisent. Comme tous les autoritaristes, les populistes de tout poil considèrent que la démocratie n’est rien d’autre qu’un instrument au service de leurs ambitions d’autocrates. Une fois l’élection passée, pourquoi s’encombrer de parlottes quand il y a tant à faire ? Pourquoi perdre du temps avec des opposants ? Comment supporter des contre-pouvoirs ? Ayez donc confiance…
Lire sur Slate. http://www.slate.fr/story/109627/ayez-confiance-fn-kaa