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Humanisme : « Wokisme, indigénisme, décolonialisme, intersectionnalité ». Vous avez inventé à votre tour un néologisme pour les rassembler tous : le « segmentarisme ». Est-ce là le mal qui ronge nos sociétés en s’attaquant à l’idée même d’unité du genre humain ?

François Rachline : Mon livre s’ouvre sur un constat : de nos jours, l’universalisme ne s’impose plus avec l’évidence que lui attribuait la philosophie des Lumières. Certes, il n’a pas empêché l’esclavagisme, le colonialisme, l’impérialisme ou la Shoah et la référence à l’idée d’unité du genre humain échappe à certains de nos contemporains. Affirmer que tous les hommes naissent libres et égaux en droits – comme le proclame la Déclaration de 1789 – ne suffit plus, aujourd’hui, à promouvoir une société dont les distinctions ne seraient fondées que sur le talent et le mérite. Cette approche est contestée au nom de la persistance, voire de la recrudescence de nombreuses discriminations dans les sociétés occidentales.

Le wokisme part du principe qu’il existe des ségrégations structurelles, plus ou moins visibles, que seul un œil averti peut discerner. Toute personne qui ne les voit pas est accusée de somnolence et condamnable à ce titre pour ne pas s’employer activement à les faire disparaître. L’indigénisme est un mouvement de pensée d’origine sud-américaine. En France, il s’appuie sur l’ascendance des populations immigrées issues de la décolonisation pour contester tout statut social jugé inférieur ou indigne de leur passé. Le décolonialisme dénonce une décolonisation incomplète qui n’a jamais supprimé les hiérarchies ethniques ou économiques et conteste l’idée même d’universalisme pour corriger une telle situation. L’intersectionnalité affirme que les diverses formes d’oppressions (racisme, homophobie, sexisme, etc.) se renforcent mutuellement et interdisent tout véritable progrès social.

Tous ces mouvements conçoivent la société comme un patchwork. Pour eux, s’il existe bien des points de contacts entre les différentes communautés, le mélange est proscrit : l’image d’un ensemble d’égaux relève de l’imagination ou de l’hypocrisie. Chaque personne doit donc se définir par son identité initiale : on est de naissance, un point c’est tout. Dans cette vision, l’unité du genre humain n’est plus qu’une illusion.

Les identités et leur revendication permanente conduisent, dites-vous, à une « vitrification » de la société. Ce serait donc une conception politique et sociale qui oppose l’immobilisme et l’héritage au mouvement, une conception qui s’empare des mots d’évolution et de progrès pour en fait les rejeter. Vous citez Montaigne : « Le vrai miroir de nos discours est le cours de notre vie » pour démontrer le danger de ce que vous nommez cette « obsession identitaire ». Comment peut-on sortir de cette assignation à résidence identitaire qui occulte la responsabilité de chacun et qui méconnait l’aspiration à l’amélioration matérielle et morale de tous ?

Dans mon livre, j’écris que « la confusion des mots traduit le brouillage des idées ». Penser que l’antiraciste n’est pas celui qui lutte contre toute forme de discrimination mais celui qui, au nom de ses souffrances, remet en cause l’a priori universaliste pour en condamner l’impuissance ; considérer que toute approche de la réalité doit se fonder sur une ascendance généalogique ou sur un passé victimaire, réel ou imaginaire, et rien d’autre, pour espérer corriger une inégalité ; estimer que l’identité de naissance détermine une fois pour toutes la capacité ou non à se faire une place dans une communauté, toutes ces considérations reviennent effectivement à figer, à vitrifier la société.

Cet étrange renversement des valeurs a pour cause, à mon sens, un oubli fondamental : les actes. On n’est pas qui on naît, on est ce que l’on devient. Nier que l’on puisse critiquer ou s’opposer à la colonisation parce que l’on est issu d’un pays qui fut colonisateur ; interdire à un acteur blanc de jouer le rôle d’un noir au prétexte qu’il ne parviendra jamais à saisir son essence ; écarter d’un séminaire une personne à cause de son genre sont des faits qui se développent dans nos sociétés. Ceux qui adoptent de telles pratiques refusent donc à quiconque d’évoluer, d’agir suivant sa conscience, d’être guidé par la justice quand bien même les circonstances lui seraient contraires, de s’élever au-dessus de sa culture d’origine, de se dépasser. La réflexion de Montaigne résume tout. Moïse a commencé par assassiner un Égyptien avant de produire le Décalogue. Pétain fut un soldat valeureux avant de sombrer dans le déshonneur. Que retient-on de ce qu’ils furent, l’un et l’autre ?

Vous avez intitulé votre livre L’Autre et nous. N’est-ce pas cette altérité qui nous permet de rechercher chez l’autre cette part de nous-mêmes qu’il détient et ainsi combattre le racisme et l’antisémitisme qui forment le sous-titre de votre ouvrage ?

C’est un point-clé, à condition de bien s’entendre. Il ne suffit pas de chercher chez l’autre une part de nous-même, il faut partir du principe que l’altérité se trouve au fondement de notre être.

Nous sommes à une époque où l’obsession identitaire gagne beaucoup d’esprits. Le fait de se focaliser sur l’identité nous paraît aller de soi alors que c’est là une tendance historiquement datée. Dans le grand Littré de la fin du XIXe siècle, le terme « identité » ne renvoie jamais à une personne. C’est un concept mathématique ou philosophique. Il a fallu attendre le premier quart du XXe siècle pour voir cette notion s’appliquer aux êtres humains. Ce sens est à peu de chose près contemporain des méthodes d’identification et d’enregistrement de citoyens mises au point par Alphonse Bertillon. Identifier ne consiste pourtant pas à définir une identité. Un anonyme bien inspiré a lancé : « j’ai une pièce d’identité mais mon identité est en pièces ». Il résumait le fait que nous sommes tous pluriels, ce qui fait notre singularité – sans jeu de mot.

Chacun d’entre nous sait bien en son for intérieur que nous ne parvenons pas facilement à savoir qui nous sommes. Peut-être cela provient-il d’une réminiscence tombée dans les oubliettes de notre mémoire. Nous connaissons tous la réflexion de Lacan à propos du nourrisson dans les bras de sa mère, face à un miroir : il ne saisit pas qui est à côté de cette femme. Avant même de développer une conscience de lui-même, il est donc confronté à une étrangéité. Il est possible que cette image s’estompe mais c’est à partir d’elle que se construit la perception de soi-même. Autrement dit, l’altérité précède l’identité. Gérard de Nerval, confronté à un cliché de lui pris par Nadar, déclara : « Je suis l’autre ». Entendre : il existe un autre en moi qui est peut-être plus présent que celui que je crois être. Il ne se révèle pas forcément mais il agit en profondeur. Il est là en permanence et se manifeste avec force quand nous changeons de vie ou quand nous adoptons des comportements imprévus. Cela se traduit par des sidérations : « Comment ai-je pu faire cela ? », ou : « Je ne sais pas ce qui m’a pris », ou bien encore : « C’était plus fort que moi ».

Cette étrangéité de soi me semble un fait de nature, une composante de l’être humain. Cela n’implique cependant pas que nous l’acceptions ou que nous en ayons pleine conscience. C’est une présence énigmatique. Même si nous travaillons avec acharnement à percer ce mystère, il en restera toujours quelque chose. Nous ne pouvons jamais affirmer : j’ai obéi parfaitement à la fameuse maxime gravée sur le frontispice du temple de la pythie de Delphes, attribuée à Socrate. Qui peut déclarer honnêtement : « Je me connais » ? Demeure en nous un étranger, témoin et preuve de notre incomplétude.

Certains écartent cette vision d’un revers de la main. Peut-être parce que leur étrangéité engendre chez eux de la crainte ou de la frayeur. Pour eux, l’étranger, c’est toujours un autre. Quelqu’un d’inconnu mais surtout sans aucun rapport avec ce qu’ils sont. C’est chez eux essentiellement que se recrutent les racistes et les antisémites.

Quelle différence établissez-vous entre ces deux théorisations de l’Autre ?

Cette question est importante parce que la tendance contemporaine consiste à laisser penser que l’antisémitisme n’est qu’un racisme antijuif. Je crois que c’est là une erreur profonde, qu’explique peut-être la dérive historique d’un mot. Inventé en 1879 par le journaliste allemand Wilhelm Marr pour se qualifier lui-même, il s’est imposé dans le langage courant pour exprimer tous les degrés de l’aversion contre les juifs, de l’injure à l’assassinat en passant par l’ostracisation et le marquage physique (chapeau pointu du concile de Latran, rouelle du pape Innocent III, étoile jaune du nazisme, tatouage d’un numéro). Le mot « racisme » a connu d’ailleurs un sort analogue. Comme « sémite », qui renvoyait à certaines langues (hébreu, ougaritique, arabe…), il a conquis l’usage alors que le mot « race » ne comporte aucun fondement scientifique pour les êtres humains.

Toujours est-il qu’il faut faire avec les termes dont nous héritons, même si leur critique s’impose, avec peut-être l’espoir de les voir évoluer. Cependant, pour différencier racisme et antisémitisme, je propose le critère suivant : le racisme est un rejet de l’Autre tandis que l’antisémitisme est la négation d’une éthique.

Pour le raciste, l’Autre est un étranger, extérieur à lui-même, qui ne peut pas être son égal. Cela ne souffre pas la réplique dans son esprit. Pour l’antisémite, c’est plus complexe. Cet Autre qui prend la figure du juif est quelque chose qu’il récuse, qu’il ne peut pas supporter. Ça devient une sorte d’ennemi à l’intérieur de lui-même. Un cancer comme disaient les nazis. En réalité, l’antisémite déteste les principes adoptés par le judaïsme, qu’il reporte sur ses adeptes. C’est cela qui rend odieux les juifs à ses yeux, comme s’ils étaient les dépositaires de cette éthique alors qu’ils s’efforcent d’en respecter les préceptes, comme nombre d’êtres humains ignorant tout ou presque du judaïsme.

Cette éthique est celle de Moïse. Elle est construite sur deux piliers : le tétragramme et le Décalogue. Le premier, qui s’écrit YHWH, a été traduit par « Dieu », alors que c’est un terme indicible parce qu’imprononçable, et donc intraduisible. La combinaison de ces quatre lettres avec les 15 voyelles de l’hébreu donne 50 625 possibilités. Chaque fois que l’on verbalise ce vocable, on en trahit l’essence. Qu’on l’interprète d’un point de vue religieux – le monothéisme – ne change pas sa nature originelle et n’annule pas sa puissance conceptuelle.

Dans L’Autre et nous, je souligne qu’il existe une frontière déterminante entre l’en-deçà et l’au-delà de la traduction de ce terme. En-deçà, on comprend mieux pourquoi le discours mosaïque ne s’adresse pas seulement aux Hébreux, qui les premiers l’entendirent, certes, mais à tous les êtres humains sans exception. Au-delà, on débouche sur le monothéisme.

Moïse visait un but élevé : transformer les hommes. Non seulement faire sortir les Hébreux d’Égypte mais leur proposer de renoncer aux pratiques ancestrales auxquelles toutes les sociétés de son temps satisfaisaient, à commencer par l’idolâtrie. Il suffit de lire les auteurs grecs (Diodore de Sicile, Philostrate) ou romains (Juvénal, Sénèque, Tacite) pour constater combien les règles comportementales issues de l’éthique mosaïque pouvaient les indisposer, en particulier la condamnation des sacrifices humains. Ainsi Tacite, dans Histoires, s’insurge-t-il contre l’interdiction hébraïque d’immoler des premiers-nés. Il ne comprenait pas qu’une coutume universellement répandue pour glorifier un dieu et le remercier de ses bienfaits puisse être remise en cause.

Avec le tétragramme et le Décalogue, nous disposons de tous les ingrédients de ce qui formera, bien plus tard dans l’histoire, le socle sur lequel s’élève ce que nous appelons aujourd’hui la démocratie : la responsabilité individuelle, le respect de l’autre, le devenir comme moteur du progrès humain, la recherche de la justice. Dans un article du Illustrated Sunday Herald, le 8 février 1920, Winston Churchill écrivait que ce système éthique, « même si on le séparait entièrement du surnaturel, serait, sans comparaison possible, la possession la plus précieuse de l’humanité, qui vaut en fait à elle seule tous les fruits des autres formes de sagesse et d’érudition. C’est sur ce système et grâce à cette foi que toute notre civilisation actuelle a été bâtie, à partir des décombres de l’Empire romain ». Bien plus que les juifs en tant que tels, c’est ce système éthique que l’antisémitisme refuse et récuse. Connaissez-vous un antisémite convaincu qui soit en même temps respectueux des règles démocratiques ?

L’universalisme qui considère que ce qui nous distingue est moins important que ce qui nous rassemble demeure-t-il aujourd’hui une idée neuve ? Ne souffrirait-on pas de l’avoir considéré comme un acquis formalisé au siècle des Lumières et d’avoir abandonné la pensée qu’il s’agit d’un projet toujours à venir ?

Il arrive souvent qu’un mot attende longtemps avant de qualifier une situation. On vient de le voir avec « antisémitisme ». Des siècles durant, l’aversion contre les juifs ne disposait pas de son nom masculin. Flavius Joseph (mort en 37 au début de notre ère) parlait déjà de l’égalité entre tous les êtres humains. Montaigne ou Chateaubriand s’inscrivent dans cette ligne de réflexion. Que le terme « universalisme » émerge en 1823 pour exprimer une idée majeure des Lumières ne doit pas tromper. L’idée lui préexistait. L’erreur des philosophes du XVIIIe siècle n’est pas d’avoir posé l’unité du genre humain mais d’avoir cru qu’il s’agirait d’une évidence pour tout esprit éclairé. Pourtant, durant des siècles, pour ne pas dire des millénaires, cette conception n’avait pas acquis droit de cité chez les hommes. L’esclavage, la partition entre sauvages, barbares, civilisés, la supériorité masculine supposée, l’organisation en états (noblesse, clergé, tiers), l’idée de classes sociales, de castes, etc., ne présageaient guère d’une homogénéité envisageable. Par quel miracle aurait-elle pu d’un seul coup s’imposer ? L’impatience de l’égalité a laissé croire à son advenue naturelle.

L’erreur fut de penser qu’il s’agissait d’une donnée immédiate de la conscience (pour reprendre, par analogie, une expression de Bergson). L’éthique universaliste de Moïse ne s’est pas diffusée facilement et elle n’a pas non plus conquis les esprits rapidement. Même sous un roi de Juda comme Josias (-648-609), à une époque où se constitue le judaïsme, le culte des idoles était rendu encore dans les deux royaumes issus du schisme de celui de Salomon (-931), Israël au nord et Juda au sud, et jusque dans le Temple de Jérusalem.

Il résulte de cette analyse que l’universalisme n’est pas un acquis mais demeure un projet. Peut-être le plus beau de tous. Comme d’ailleurs le Décalogue ! La puissance déclarative n’entraîne pas automatiquement l’application, sans quoi la Déclaration de 1789 serait elle aussi entrée dans les faits depuis longtemps et pas seulement dans les têtes.

Il me semble important de souligner que ce qui nous distingue tous les uns des autres relève de deux déterminations différentes : une qui nous est extérieure, l’apparence physique, l’autre qui forme notre pensée, l’histoire culturelle. La pigmentation de la peau, la taille, l’aspect du visage, ne sont que des éléments de surface, qui peuvent tromper : la biologie n’a-t-elle pas démontré que seul le code génétique est l’élément discriminant dans le monde vivant ? L’histoire culturelle nous montre comment les différentes sociétés, avec leurs imaginaires, se sont insérées dans la nature pour vivre et quels types de liens elles ont entretenus entre elles. Au-delà de ces considérations, nous ne rencontrons que des êtres bâtis sur le même principe biologique.

L’universalisme a encore de beaux jours devant lui dans la mesure où il repose largement sur l’éducation. Sur la prise de conscience que le devoir impérieux de l’être humain est celui que définissait Wilhelm von Humboldt, le fondateur, en 1810, de l’université de Berlin : « La tâche ultime de notre existence est d’accorder la plus grande place au concept d’humanité dans notre propre personne ».

Mis en ligne sur Cairn.info le 01/03/2024