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Pouvez-vous nous expliquer votre rapport au texte biblique et votre démarche ?

Pour aborder le rapport à l’Autre, dont relèvent le racisme et l’antisémitisme, il m’a paru essentiel de remonter le plus haut possible, là où se rencontrent les premières grandes interrogations sur soi et sur autrui, dans la Bible hébraïque, bien avant donc l’apparition de la philosophie en Grèce. De longues années d’étude de ce texte, dans sa langue d’origine et non dans des traductions, m’ont prévenu contre l’idée d’une « simplicité biblique ». Contrairement à ce que l’on prend pour un évidence, ce monument n’est pas a priori un livre religieux. Il peut le devenir, cela dépend du regard que l’on porte sur lui. Le mot « dieu », par exemple, n’existe pas en hébreu. Dans mes quatre essais[1] consacrés à ce travail, ma démarche consiste à dissocier une lecture « philosophique » de la bible hébraïque de son interprétation juive. Cela m’a conduit à un certain nombre de résultats, dont l’approche que je propose pour expliquer l’antisémitisme.

Vous commencez votre essai en analysant la démarche de divers courants politico-militants qui remettent aujourd’hui en cause l’universalisme. Quel est votre constat ?

Tous ces courants se fondent sur les attributs de la naissance (pigmentation de la peau, nationalité, religion…) pour qualifier une identité. Le wokisme, le décolonialisme, l’intersectionnalisme, le suprémacisme, tous, sans exception, découpent la société en une mosaïque dont les parties demeurent à leur yeux irréconciliables. Pour réunir ces différents néologismes, j’en ai créé un autre : le « segmentarisme ». Au lieu d’envisager la société comme un tout, avec ses défauts à combattre, ses errements à rectifier, ses déshérités à soutenir, ses réussites à encourager, ses aspirations à renforcer, ils l’accablent au nom d’une ascendance ou d’avanies supportées par des ancêtres. Identitaristes, ils oublient une seule chose, la plus fondamentale de toutes : les actes.

Vous citez justement cette phrase de l’écrivain Edmond Jabès, que vous avez bien connu : « on ne devient pas ce qu’on est, on est toujours ce qu’on devient ». En quoi vient-elle contredire l’approche « segmentariste » que vous décrivez en début d’ouvrage ?

Moïse a commencé par assassiner un Egyptien qui molestait un Hébreu ; il est l’auteur du Décalogue. Le Maréchal Pétain fut d’abord un valeureux soldat ; il a sombré dans le déshonneur. Robespierre était un brillant élève du lycée Louis-le-Grand ; son nom est attaché à la Terreur. Jabès avait raison. Chacune et chacun d’entre nous peut s’efforcer d’inscrire sa vie dans l’axe de la morale et de la justice, en dépit de circonstances éventuellement contraires. A l’opposé, le wokisme conteste à un blanc de jouer le rôle de Iago dans l’Othello de Shakespeare parce qu’il s’agit d’un Maure et le décolonialisme interdit à quiconque n’a pas été colonisé de prendre position contre la colonisation. C’est grotesque. Un être humain, quel qu’il soit, doit être jaugé à l’aune de ses actes. Contradiction flagrante avec l’idéologie segmentariste.

On insiste souvent sur la matrice chrétienne de l’antisémitisme. Vous mettez pour votre part l’accent sur l’importance de faire démarrer l’histoire de l’antisémitisme à la naissance même du projet biblique. Pourquoi ?

Partir du christianisme est une évidence pour beaucoup. C’est pourtant faux et cela me conduit à refuser le mot « matrice ». Il joue incontestablement un rôle majeur dans l’histoire de l’antisémitisme (étant entendu que ce dernier mot n’est apparu dans le vocabulaire courant qu’en 1879) dans la mesure où son développement est marqué par une théorisation de sa divergence d’avec le judaïsme, mais il n’est pas à l’origine de l’aversion anti-juive. Ses premières manifestations sont déjà flagrantes plusieurs siècles avant même que l’embryon d’une idée chrétienne ne perce sur la scène universelle. Pour s’en convaincre, il suffit de voir que les règles instituées par Moïse déroutaient tous les peuples de l’Antiquité. Un antisémite y verra un cause interne de l’antisémitisme. C’est fallacieux. Le mosaïsme propose des devoirs, ça gêne beaucoup de gens…

Entre le IVe siècle avant notre ère et le IIe après J.C., de nombreux auteurs exprimaient leur incompréhension des pratiques et des mœurs juives de leur temps. Aussi bien des Grecs (Lysimaque, Apion, Diodore de Sicile, Philostrate) que des Romains (Sénèque, Juvénal, Tacite). Tous reprochent aux juifs d’être ou insociables ou misanthropes ou impurs. Tacite, qui les juge athées parce qu’ils n’honoraient pas d’idoles, souligne également combien leurs lois étaient « contraires à l’humanité ». Dans Histoires, il cite en exemple l’interdiction juive de sacrifier les premiers nés, pratique alors courante pour remercier une divinité de ses bienfaits. Incapable d’accéder au texte hébraïque, il n’établit aucun lien entre cette mesure et une conception de la relation à autrui, convaincu qu’il s’agit tout bonnement d’augmenter la population juive.

Dans l’Antiquité, l’aversion contre les juifs ne se fondait donc pas sur une prévention ethnique mais sur une incompréhension de comportements et de rites jugés réprouvables. En profondeur, il s’agissait d’un rejet touchant au projet éthique de Moïse, adopté longtemps après sa mort par les juifs. Je note en passant que le mot « juif » est absent de la Bible, laquelle fait état uniquement des « enfants d’Israël » ou des « Judéens » (du mot hébreu « Juda »). Les Grecs parlaient des Iουδαῖοι (Ioudaĩoi) et les Romains des Iudaei, appellations qui ont donné « juifs » en français.

Quelle est cette éthique de la responsabilité que vous situez au cœur de la loi mosaïque ? Vous expliquez ainsi que la formule « c’est la volonté de Dieu » irait à l’encontre du message de la Torah…

Moïse est un double libérateur. Physique, pour guider le peuple hébreu hors d’Egypte ; mental pour rompre avec le polythéisme. Son immense projet consistait à supprimer la subordination des êtres humains aux milliers d’idoles qui existaient de son temps, celles-ci étant toujours à l’origine de crimes sacrificielles et de dépravations sexuelles. Construire un nouveau monde, moins brutal, moins violent, moins sanguinaire, moins injuste supposait l’homme capable de ne plus se décharger de sa responsabilité. Clamer « c’est la volonté de Dieu » est effectivement en contradiction avec la pensée mosaïque d’autant que le texte biblique ne connaît pas le mot « dieu ».

Le mot employé dans la Bible pour toutes les déités est Elohîm. En hébreu, c’est un pluriel. L’Elohîm des Hébreux est un quatuor de consonnes (yiud – est une consonne en hébreu) absolument imprononçable, même avec la quinzaine de voyelles de l’alphabet hébraïque : YHWH. Ce qui est indicible est intraduisible, et doit le rester. Traduire YHWH par Dieu, Seigneur, Père, Eternel, etc., est une interprétation réductrice.

Le tétragramme est l’un des deux piliers de ce projet biblique que vous interrogez, pour définir l’apport du mosaïsme à la morale de l’humanité. En quoi ces quatre lettres, qui désignent Dieu dans la tradition hébraïque, ouvrent-elles la voie d’une révolution dans l’homme ?

Ces quatre lettres ne désignent pas « Dieu » dans la tradition hébraïque mais dans la tradition juive. Nous savons par le texte biblique (Rois 2, 23/4) que l’idolâtrie se perpétuait encore sous le roi Josias (-640,-609) jusque dans le Temple même construit par Salomon. C’est sous Josias que fut entreprise la destruction de toutes les idoles et un retour à l’observation stricte des préceptes de Moïse. Cette époque vit le développement véritable de ce que l’on peut appeler le judaïsme, premier dans l’histoire à s’être approprié l’éthique mosaïque, tout en traduisant le tétragramme par « Dieu ».

Dans L’Autre et nous, je souligne qu’il existe une sorte de frontière qui traverse YHWH. Si vous restez en deçà de toute traduction, vous disposez d’un concept qui élève la pensée vers l’abstraction pure, suivant une image de Freud. Vous êtes alors confronté à une énigme, à une entité impénétrable d’une singularité absolue. Si vous franchissez la frontière, vous vous situez dans une autre approche, qui vous oriente vers le religieux. Ce n’est ni condamnable ni erroné : c’est une autre interprétation. Je signale que jamais la Bible hébraïque ne prétend qu’il n’existerait qu’un seul dieu. Il est seulement affirmé que YHWH, l’Elohîm des Hébreux, est un. Pas unique – les idoles des autres peuples existent toujours –, un. Ce principe unitaire signifie qu’il condense à lui seul ce qui, auparavant, renvoyait à des centaines de divinités. Quand Moïse s’interroge sur le nom de cette entité, qu’il devra donner au peuple s’il est interrogé, le seul renseignement fourni par le texte est : « Je serai » (Exode, 3/14). Le moins que l’on puisse dire est que c’est énigmatique.

Dès lors, cette affirmation imprime le devenir dans la tête de l’homme. Il n’est plus question d’une identité à jamais imposée mais d’une sollicitation de l’avenir. La parole mosaïque reste une invitation, un projet. Il serait stupide de penser que sa seule énonciation aurait suffi à en garantir l’application. D’ailleurs, la révolution enclenchée par Moïse a connu, très tôt, une contre-révolution : le Veau d’or. Les Hébreux étaient tellement habitués à honorer des idoles qu’ils ne pouvaient pas concevoir leur disparition.

L’étrangeté du tétragramme se renforce dans la mesure où il est intrinsèquement contradictoire : « Je serai » est bien un futur, mais non daté. Cela peut arriver maintenant ou à la fin des temps. Entre ces deux moments, l’incertitude règne. C’est donc un ferment d’espoir.

Tels sont trois des éléments essentiels de la révolution à laquelle vous faites allusion : devenir, étrangéité, incertitude.

Vous insistez également sur le principe d’égalité et sur la justice dans le Décalogue. La portée de cette triade (responsabilité, égalité, justice) dépasse de loin le judaïsme. Le mosaïsme est-il selon vous le terrain où la démocratie plante ses racines ?

Je pense que oui, même s’il est exclu de parler de démocratie sous Moïse. Ce dernier a employé deux instruments pour promouvoir une éthique nouvelle : le tétragramme, on l’a vu, et le Décalogue. Tout le monde connaît plus ou moins ce dernier mais en oubliant la radicalité de son apport. Pour la première fois dans l’histoire, l’être humain est interpellé directement, quel que soit son rang dans la société. Tu n’assassineras pas ; tu ne violeras pas ; tu n’auras pas d’idoles ; tu ne voleras pas ; tu ne mentiras pas ; tu ne commettras pas d’adultère ; etc. Qui, tu ? Tout être humain, maître, serviteur, prince, général ou simple ouvrier. Devant ces invitations, devant ce qui peut fonder une loi de comportement vis-à-vis de soi-même et vis-à-vis d’autrui, le principe d’égalité règne. Tout le monde est placé à la même enseigne. Et c’est en même temps la réaffirmation du principe de responsabilité. Tous ces « tu » qui précèdent des appels au futur interdisent de se décharger de son implication personnelle. C’est de toi et de personne d’autre dont il est question. Ainsi, le Décalogue dessine un monde dans lequel nul ne peut échapper à ses propres actes. C’est là un apport fondamental du mosaïsme.

Il n’est pas question directement de la justice dans le Décalogue mais chacune de ses dix parties en est une expression. Ils résonnent ainsi avec l’injonction du Deutéronome (16/20) : « C’est la justice, la justice seule que tu dois rechercher… ». Je pense donc, comme l’a écrit Winston Churchill le 8 février 1920 dans The Illustrated Sunday Herald que c’est sur ce système éthique « que toute notre civilisation actuelle a été bâtie, à partir des décombres de l’Empire romain. »

Comment ces idées de responsabilité, d’étrangéité, etc. ont-elles pu se constituer en repoussoirs ?

Le mot « repoussoir » est très fort. Les six composantes qui définissent le mosaïsme sont cependant très exigeantes. Elles dessinent les contours de la liberté. On peut comprendre qu’elles n’attirent pas : l’étrangéité nous effraie, l’incertitude nous fragilise, le devenir nous inquiète, la responsabilité nous pèse, l’égalité nous perturbe, la justice nous dérange. Pourquoi considérer l’étranger ? Pourquoi ne pas rechercher la tranquillité qu’offre la certitude ? Pourquoi s’intéresser au devenir plus qu’à l’identité qui, elle, rassure ? Pourquoi ne pas rejeter sur autrui la responsabilité de nos fautes ? Pourquoi donc renoncer aux privilèges que combat l’égalité ? Pourquoi enfin s’en remettre à la justice quand on peut régler ses comptes autrement ?

Le fait d’être dans un état d’accueil permanent de l’altérité, de toujours considérer l’Autre en soi, est-ce ce qui caractérise l’antiracisme universaliste que vous défendez ?

Tout le monde ou presque connaît le fameux précepte du Lévitique (19/18), couramment traduit par « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » alors que ce n’est pas la formulation adoptée dans la Bible mais bien plus subtilement : « Tu aimeras pour ton prochain ce que tu es intimement. » Ne lui fais donc jamais faire subir ce que tu ne voudrais pas toi-même endurer. L’autre est comme toi. Ce qui revient à ceci : reconnais qu’il y a en toi un autre, une part de toi qui t’échappe et qui te rapproche de tout être humain. Non par empathie ou par souci d’humanité, mais par estime et respect de ce qui, en toi, te restera toujours étranger. Dès lors, être raciste, c’est se nier soi-même.

Quelle différence doit-on opérer selon vous entre le racisme et l’antisémitisme ? (L’antisémitisme comme « racisme à fondement éthique »)

Les ressemblances entre racisme et antisémitisme ne doivent pas tromper. Je défends l’idée que le racisme est un simple rejet de l’Autre, à cause de ses différences, tandis que l’antisémitisme est un refus de l’éthique prônée par Moïse. Si le racisme déteste l’Autre, pour de multiples raisons (pigmentation de la peau, origine, nationalité, religion, etc.), l’antisémitisme n’est pas pire mais plus complexe. C’est, à proprement parler, un anti-mosaïsme. Que celui-ci soit inspiré au cours de l’histoire par une aversion à l’égard des comportements (Antiquité), de la foi religieuse (christianisme), de la lutte des « races » (Hitler), ou de tout ce que l’on voudra, il remet en cause les fondements mêmes de notre civilisation.

Si les antisémites ont pour cible, avant toute autre chose, une philosophie et non les juifs eux-mêmes, cela signifie-t-il que des non juifs peuvent être victimes d’antisémitisme ?

L’anti-mosaïsme, la dénomination la plus juste selon moi de l’antisémitisme, est la détestation d’une éthique de vie, d’une vision de la condition humaine qui responsabilise chacune et chacun d’entre nous pour la raison que nous sommes toujours autres à nous-mêmes. Les antisémites de tout bord sont rarement conscients de leur position philosophique. Ils détestent les juifs sans savoir exactement pourquoi. Aucune contradiction ou bêtise ne les arrête quand il les accusent tout à la fois d’être riches et pouilleux, lâches et arrogants, minables et influents, cosmopolites et infiltrés, inférieurs et supérieurs, mais ils ignorent apparemment que ce qu’ils haïssent par-dessus tout, ce ne sont pas les juifs mais l’éthique dont ces derniers furent les premiers adeptes.

Cette éthique mosaïque est un projet pour l’humanité et n’est pas réservée au judaïsme et aux juifs. Quelles que soient ses origines ou sa religion de naissance, tout être humain suspecté de répondre à l’appel éthique de Moïse est d’emblée une victime potentielle de l’antisémitisme/anti-mosaïsme.

Cela vient d’autant conforter l’idée que l’antisémitisme est l’affaire de tous…

Absolument.

Doit-on voir ici une explication possible du fait que certains citoyens juifs, qui tourneraient le dos aux principes que vous identifiez, peuvent être eux-mêmes accessibles à l’antisémitisme ?

Bien sûr. Naître dans la religion juive n’immunise pas contre des comportements discriminatoires de même qu’il ne suffit pas d’être noir pour ne pas être raciste ou homosexuel pour être exempt d’ostracisme. Ce serait trop facile. Dans ce même Droit de vivre, l’humoriste Pierre Dac écrivait, en février 1953 : « Le jour où les juifs se verront dûment et légalement conférer le droit imprescriptible d’être des salauds comme les autres – comme les autres salauds, bien entendu – l’antisémitisme sera virtuellement vaincu. »

En fait, votre livre est une ode à la mobilité des identités et au refus de leur fixité. Votre phrase en forme de maxime, « Toujours partir de soi, ne jamais s’y arrêter », indique une voie émancipatrice d’une certaine modernité…

On peut le dire comme ça. Il me semble que le tétragramme, cet indécidable « Je serai » pose comme point de départ le refus d’une identité définie une fois pour toutes, ce que vous appelez la « mobilité des identités ». C’est ce que signifie la primauté du devenir. Dans une société où il est par principe admis que tout individu peut s’élever dans la hiérarchie sociale en fonction de ses mérites – même s’il s’agit là d’un principe que la réalité concrète peut freiner – rien n’impose un statut déterminé une fois pour toutes. Toujours partir de soi pose la nécessité d’une cohérence entre nos actes, nos paroles et nos idées. Ne jamais s’arrêter à soi impose de ne pas oublier l’autre, de le respecter suffisamment pour le traiter aussi bien que soi-même. A condition, bien sûr, qu’il ne vous menace pas à chaque instant avec une arme braquée sur vous.

Avec une explosion sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale des actes antisémites, les événements du 7-Octobre ont révélé des failles profondes dans la société française. Quel regard portez-vous sur cette situation ?

La situation en France ne me semble pas radicalement différente de celle d’autres pays comme le Royaume Uni, l’Espagne ou les Etats-Unis par exemple. Le monde doit perdre l’habitude de penser, comme ce fut le cas pendant plus de 2 000 ans, qu’il est possible d’assassiner des juifs sans encourir une riposte. Un pogrome de 1 200 morts en Israël correspondrait en proportion à des tueries de 10 000 victimes en France et plus de 50 000 aux Etats-Unis. Comment ne pas réagir ? Cela n’empêche pas de penser que le peuple palestinien et le peuple israélien ont droit tous les deux à la paix et à la sécurité.

La société française vous semble-t-elle armée, moralement et juridiquement, pour contrer les intentions extirpatrices (mot ?) du judaïsme qui semblent animer une frange de l’opinion et de la population ?

Juridiquement, il me semble que oui. Moralement, insuffisamment. Il est courant d’entendre dire que l’antisémitisme est incompatible avec la République. Oui, mais aussi avec la démocratie et avec la laïcité. Si la première plonge ses longues racines jusque dans les grands principes mosaïques, et notamment le Décalogue aux aspirations duquel elle s’efforce de répondre – même le weekend est un écho au shabbat –, la seconde implique le respect d’autrui et de ses convictions. Il faut que chaque citoyen en acquiert pleine conscience.

Sur la base de la réflexion de cet essai, quelles nouvelles impulsions ou orientations pourraient être redonnées à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme ?

Je relie cette question à la précédente. Tout commence à l’école. Lutter contre l’antisémitisme, c’est lutter contre le racisme, lequel s’inscrit dans l’anti-mosaïsme. Je crois qu’il faut inlassablement rappeler aux jeunes qu’ils seront essentiellement jugés sur leurs actes, même les plus infimes de la vie quotidienne, et appliquer ce principe. Les placer ainsi en permanence devant Autrui, c’est-à-dire aussi devant eux-mêmes.

Vous insistez souvent sur l’idée qu’il faut « tendre » vers un principe (égalité, universalisme…) plutôt que d’affirmer le « défendre ». En quoi cette manière de voir permet-elle elle-aussi, de réajuster ces combats humanistes ?

Défendre est défensif, si vous me permettez cette évidence. Dans mon livre, j’écris que les courants que vous avez évoqués au début de cet entretien n’ont pas tort sur un point fondamental : l’idée d’universalisme héritée du siècle des Lumières n’a pas évité le colonialisme, l’esclavage, l’impérialisme ou la Shoah. Si l’unité du genre humain s’était imposée d’emblée à tous, cela ne serait pas arrivé. C’est que l’universalisme est une conquête de chaque instant, à partir de soi. Travail difficile dans la mesure où nous devons lutter contre tout ce qui peut relever de la complaisance à l’égard de nous-mêmes. Vis-à-vis de ceux qui attaquent l’idée universaliste, ou qui en nient la puissance, notre tâche consiste donc à exprimer en quoi il représente une avancée humaine, contrairement au segmentarisme qui vitrifie la société.

L’un des pires maux de notre époque n’est-il pas en définitive le refus si courant de l’état d’incertitude ?

Permettez moi de limiter ma réponse à cette réflexion d’un vieil ami, Montaigne : « C’est toujours gain de changer un mauvais état à un état incertain. » (Essais, Livre III, chapitre 9).


[1] La Loi intérieure, (Hermann, 2010) ; Au commencement était le futur (Hermann, 2015) ; Un monothéisme sans dieu (Hermann, 2018) ; Moïse et l’humanisme (Hermann, 2021).