Le XXe siècle a connu deux grands totalitarismes meurtriers : le nazisme et le stalinisme. L’alliance des forces démocratiques les a vaincus, même si leurs idées n’ont pas été une fois pour toutes extirpées de l’âme humaine. Le premier quart du XXIe en a vu grandir un troisième : l’islamisme. Comme eux, il est pétri de haine. Comme eux, il ne doute jamais. Comme eux, il supprime tout dialogue. Comme ses deux frères aînés, il n’a pour but que l’asservissement d’autrui. Comme eux, quels que soient ses masques, ses déguisements ou les causes qu’il prétend défendre, il ne prône qu’une solution contre ses adversaires : la mort.
Face à ce monstre assoiffé de victimes, la démocratie a de nouveau le choix de s’incliner ou de se battre. Non pour la gloire mais pour sa survie. Lors de sa lutte contre les deux premiers, des voix se sont chaque fois fait entendre en son sein qui réclamaient le retour à la paix. Par peur, par pacifisme, par lâcheté ou par conviction, d’aucuns pensaient que la tyrannie obéit aux mêmes règles qu’une démocratie : la négociation. Ce principe ne vaut pas avec les totalitarismes pour qui n’existent que des jeux à somme nulle. Tout pour eux, rien aux autres.
Dans le contexte du Moyen Orient, les lignes précédentes acquièrent tout leur sens. Après plusieurs épisodes bellicistes contre la seule démocratie locale (guerre d’indépendance d’Israël en 1948, expédition de Suez en 1956, guerre des Six jours en 1967, guerre de Kippour en 1973), certains pays arabes (Egypte, Jordanie) se sont convaincus d’établir des relations diplomatiques avec elle, suivis en 2020 par les Émirats arabes unis, le Bahreïn, le Maroc et le Soudan (accords d’Abraham). A côté de cela, les attaques d’organisations terroristes (Hamas et Hezbollah) n’ont jamais cessé depuis des décennies[i], jusqu’à la folie paroxystique du 7-Octobre 2024. La question est donc de savoir s’il est possible de vaincre l’islamisme comme l’ont été le nazisme et le stalinisme.
La démocratie en crise
Comment monter à l’assaut de ses ennemis quand on s’affaiblit de l’intérieur ? C’est la situation actuelle de la démocratie. Il n’est pas certain qu’il existe une seule raison à cette fatigue mais il est probable qu’il ne s’agit pas d’une baisse de tension seulement accidentelle. Si telle était le cas, nous n’assisterions pas à la remise en cause de certains acquis démocratiques dans des pays comme l’Inde, la Pologne, la Hongrie, l’Italie, la Slovaquie (rupture de la distinction entre pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, trucage de l’histoire, liberté de la presse réduite, culte de la personnalité…) ou à des menaces ciblées dans d’autres (tentative de coup d’Etat par Donald Trump aux Etats-Unis en janvier 2021, volonté de mettre au pas la justice en Israël).
Dans les Mémoires d’outre-tombe, Chateaubriand écrit qu’à « toutes les époques historiques, il existe un esprit-principe. En ne regardant qu’un point, on n’aperçoit pas les rayons convergeant au centre de tous les autres points ; on ne remonte pas jusqu’à l’agent caché qui donne la vie et le mouvement général […] ; c’est pourquoi, au début des révolutions, tant de personnes croient qu’il suffirait de briser telle roue pour empêcher le torrent de couler ou la vapeur de faire explosion[ii]. » De fait, nous vivons une révolution mondiale dont nous n’avons peut-être pas encore mesuré ni enduré toutes les conséquences.
Jusqu’au XXe siècle, l’homme du peuple ne disposait que de deux droits : celui de se taire et celui de se faire tuer. Cette chair à canons mutique n’avait d’autre choix que de subir les circonstances. L’irruption d’Internet sur la scène universelle a radicalement changé la donne. Au début, cela semblait seulement une avancée technique. Avec l’apparition progressive des « réseaux sociaux », le vrai visage de la révolution en cours s’est peu à peu révélé. Il tient en peu de mots : n’importe qui, n’importe quand, n’importe où, peut avancer n’importe quoi, sur n’importe qui et sur n’importe quoi, n’importe comment. Et cela d’autant plus que l’anonymat et le pseudonymat permettent à toute personne de lancer anathème ou injure en dissimulant son identité. Cette prise de parole par Homo internetus a débordé Homo sapiens. Les règles élaborées historiquement par le second sont transgressées chaque jour d’avantage par le premier, qui refuse catégoriquement de s’y soumettre. Tout pouvoir lui est insupportable, hormis le sien. Il règne en tyran au sein du monde numérique.
Certes, il est toujours possible de retrouver un fautif, après enquête approfondie, pour autant qu’on en ait les moyens et la volonté. Cependant, le mal court avec des jambes de gazelle tandis que la justice avance à pas de tortue. Quand l’habitude est prise de déverser incognito et impunément des ordures sur les « réseaux sociaux » (qui, heureusement, ne servent pas seulement à cela), la démocratie est atteinte en son cœur-même. La terreur de la parole ouvre la porte à celle des actes, comme on l’a vu souvent après des appels au meurtre, notamment contre des juifs. Le roi Salomon n’a-t-il pas déclaré : « La vie et la mort sont à la portée de la langue » ?
Ainsi, l’un des principes clé sur lesquels s’appuie la démocratie est rogné jour après jour : celui de la responsabilité individuelle. Dans tous les totalitarismes, le délit d’un seul mérite et justifie un châtiment collectif : « Si ce n’est toi, c’est donc ton frère » a résumé La Fontaine. Dans une démocratie, au contraire, toute personne est responsable de ses paroles et de ses actes, strictement, sauf irresponsabilité maladive avérée.
Israël à la pointe du combat
Dans ces conditions, comment apprécier la position d’Israël face aux terroristes de toutes sortes qui ne cessent de menacer sa population ? Chaque fois qu’un missile explose sur son sol ou qu’un drone le survole pour larguer des bombes, ce n’est donc pas seulement ce pays qui est attaqué, mais la démocratie. Ne pas reconnaître que les ennemis d’Israël sont ceux du monde libre, c’est trahir la liberté. Ne pas affirmer que le terrorisme ne défend aucune cause, hormis la mort, c’est renoncer à l’idéal démocratique.
Comment dès lors se défendre ? Israël n’a pas choisi la violence. Elle lui a été imposée par certains de ses voisins avant que le terrorisme systématique ne prenne le relais, à partir de territoires frontaliers (Gaza, Liban), sous l’impulsion, le soutien et la direction de l’Iran. D’où une question essentielle, refusée par ceux qui « exigent » un cessez-le-feu à l’agressé en « oubliant » que l’agresseur pourra en bénéficier pour se réarmer : faut-il ne jamais intervenir hors de ses propres frontières quand des terroristes se sont installés dans des zones limitrophes d’où ils peuvent pilonner votre territoire ?
En 1945, l’accusation de « crime contre l’humanité » a permis de ne pas arrêter la justice aux confins d’un Etat en inculpant des politiciens qui jusque-là s’abritaient derrière leur fonction pour échapper à toute condamnation. C’était introduire une exception à la souveraineté nationale. Semblablement, le droit d’un peuple à disposer de lui-même (Charte des Nations unies de 1945) ne lui confère pas le droit de s’attaquer impunément aux autres, en particulier avec les armes extraterritoriales développées depuis des décennies que sont missiles, roquettes et autres drones. La violation d’un territoire expose à la légitime défense. Et celle-ci peut opérer n’importe où, chez soi ou chez l’ennemi. Il y a là une logique à tirer pour une évolution du droit international. Faire sauter à Beyrouth des bippers pour éliminer des terroristes n’est rien d’autre qu’un acte de guerre pour faire cesser la guerre. Le moyen est nouveau mais il témoigne de l’extraterritorialité nécessaire dans le combat contre ceux qui emploient des boucliers humains et ne respectent aucune règle humanitaire.
Dans ce contexte, Israël aurait-il toujours tort ? S’il n’agit pas, ses ressortissants meurent ; s’il agit, il tue, y compris civils, enfants, femmes, vieillards exposés volontairement à ses coups, même quand Tsahal appelle à évacuer une zone de bombardements. Au nom de quel principe les Israéliens devraient-ils se laisser assassiner sans riposter ? Parce que majoritairement juifs ?
Dans la lutte que l’association internationale des dictatures mène contre les démocraties, Israël se trouve en première ligne. Chaque bataille n’engage donc pas seulement son existence mais notre liberté à tous. L’indispensable examen de conscience auquel doit se livrer cette démocratie ne validera jamais le terrorisme.
[i] Naïvement, j’ai envisagé de me livrer à leur recension pour la restituer ici. Il m’a fallu renoncer rapidement. Depuis 1948 jusqu’aujourd’hui, la liste est si longue qu’elle remplirait des dizaines de pages de L’Arche.
[ii] Mémoires d’outre-tombe, Livre V, chapitre 1, Gallimard La Pléiade, tome 1, 1952, p. 148.