Moïse est sans doute le plus connu des personnages bibliques, même si Abraham peut lui disputer son aura. Bien que la Bible le qualifie d’homme le plus humble qui fût (Nombres (12/3)), il reste le libérateur d’un peuple et son guide hors d’Egypte, en même temps que le promoteur du Décalogue. Ce serait pourtant une erreur de ne le considérer que sous cet angle seul et de le réduire au rôle de chef charismatique des Hébreux. Son ambition, sa pensée comme son action en font surtout le précurseur de l’universalisme dans l’histoire. Si les Hébreux furent les premiers à l’entendre développer sa conception du monde humain et à recevoir son enseignement, son propos visait bien au-delà de ceux qui l’écoutaient.
Le premier instrument mosaïque
Moïse incarne la libération d’une double servitude : celle de l’esclavage physique et celle des idoles, qui est une autre forme d’asservissement. Cependant, les deux ne sont pas d’égale importance. La première ne pouvait être ressentie corporellement que par les Hébreux soumis aux Egyptiens ; la seconde dépasse largement cet aspect en ce qu’elle s’adresse à l’être humain en général, non à quelques-uns en particulier. Sans minimiser l’une, l’autre nous paraît essentielle à explorer ici.
La pensée mosaïque s’élabore à partir de deux piliers : le tétragramme et le Décalogue. Dans un univers social asservi à de multiples divinités, elle rompt avec des pratiques ancestrales jusque-là jamais remises en cause. Aux divinités de son temps qui toutes portent un nom, sont représentées par des statues, possèdent parfois des richesses considérables, cet homme substitue tout juste une idée, un concept qui « élève la pensée vers l’abstraction pure », suivant une image de Freud. Il propose une entité indicible, invisible, non représentable et dépourvue de toute possession, dénommée YHWH (יהוה). Ces quatre lettres sont imprononçables, quelles que soient les voyelles qui lui sont associées. Le lecteur peut s’y essayer. Il obtiendra aussi bien aYuHiWoH que YéHiWouHa, éYoHuWèHa ou n’importe quelle autre assemblage. Les mathématiques nous apprennent qu’il existe 50 625 combinaisons possibles entre 4 consonnes (le y en est une en hébreu) et la quinzaine de voyelles hébraïques. Toute entreprise de vocalisation est ainsi vouée à l’échec. Plus même, une quelconque prononciation, du type Yahvé (Yahwéh serait plus juste) ou Jéhovah (Yéhowah), pour reprendre deux appellations qui ont connu un certain succès, trahit l’essence même de ce quatuor énigmatique. C’est là un point déterminant qui conditionne la suite de la réflexion.
En effet, si le tétragramme s’oppose radicalement aux idoles du polythéisme, il n’en découle pas qu’il exprime d’emblée le monothéisme. La raison tient à l’inanité de l’entreprise traductrice : ce qui est indicible n’est pas traduisible. Aussi, transcrire le tétragramme par « Dieu » est trop rapide, c’est le moins que l’on puisse dire, d’autant que ce dernier mot n’existe pas en hébreu[i]. Pour présenter les choses autrement : il y a un en deçà de la traduction et un au-delà. Si vous restez du premier côté de cette ligne de partage, il vous faut accepter le renoncement au polythéisme sans glisser à une autre divinité. Si vous l’enjambez, vous vous dotez d’une déité nouvelle. Nulle apologie ni condamnation, ici, d’une position ou d’une autre. Une simple proposition d’analyse d’un des messages les plus puissants produits par le cerveau humain.
Si le lecteur veut bien se tenir avec nous en deçà de toute traduction, il conviendra que le tétragramme demeure énigmatique. C’est incontestablement une référence mais hormis ses multiples attributs (juge, longanime, vengeur, magnanime, jaloux, puissant, etc.) le texte biblique ne fournit qu’une seule précision à son égard, au verset 14 du chapitre 3 de l’Exode : si Moïse doit fournir le patronyme de celui qui l’envoie auprès des Hébreux, il devra simplement proclamer qu’il parle au nom de « je serai ». On a beau retourner cette affirmation dans tous les sens, elle ne renvoie guère à quelque chose de connu à l’époque mosaïque ni même de clair pour nous encore aujourd’hui. « Je serai » sonne comme une fin de non-recevoir ou comme la promesse d’un avenir dont on ne saurait dessiner les contours. En tout cas, il s’agit d’un temps indéterminé qui accorde la priorité au devenir.
Le second instrument mosaïque
Avec le tétragramme, Moïse détruit l’univers des idoles propre au monde archaïque dont il veut affranchir l’être humain[ii]. Certains ont rapproché sa démarche de la conception du pharaon Aménophis IV (Akhenaton/Akhetaton) pour qui une divinité unique régnait sur l’Egypte, le soleil. Cet hénothéisme (idolâtrie d’un seul dieu) est pourtant étranger au dessein de Moïse, qui était d’écarter toute idolâtrie.
Le principe du devenir inhérent au tétragramme pose la nécessité d’œuvrer à un changement majeur débouchant sur un homme nouveau. Pour y parvenir, il fallait disposer d’un support au service de cette visée. Ce fut le Décalogue.
Chacune et chacun d’entre nous connaît ou croit connaître ce que l’on appelle les dix commandements (dix paroles en hébreu). Deux remarques ne sont peut-être pas inutiles avant de poursuivre : c’est la première fois dans l’histoire qu’un texte s’adresse à chaque personne en la tutoyant, quel que soit son statut social (roi, maître, homme libre, esclave…) ou son genre (féminin ou masculin). Il ne s’agit pas d’impératifs imposés d’en haut mais d’un devoir qui incombe à toute personne. La quasi-totalité de ces paroles est rédigée au futur, pour bien souligner qu’il faut s’efforcer d’y satisfaire, à partir de maintenant et pour toujours.
Le Décalogue est un programme de gouvernement de soi, pour permettre une vie sociale pacifiée. Il demande à chaque individu de travailler à l’éradication des idoles, de renoncer à l’assassinat, au viol, au rejet de l’autre, à l’adultère, au vol ou au mensonge. En un mot est prescrit l’abandon de la violence, au nom d’un principe fondamental, la responsabilité individuelle. C’est là un apport considérable à la civilisation. Peut-être l’un des plus importants qui soient. Chaque individu est désigné responsable de ses actes, et seulement de ses actes, sans qu’il soit possible de s’en décharger sur un tiers, fût-il déclaré divin. Personne ne peut non plus être jugé coupable pour autrui ou en fonction d’autrui, morale pourtant répandue à l’époque et comme allant de soi dans toutes les sociétés contemporaines du Décalogue. A l’aune des comportements qui continuent de s’en écarter, depuis plus de deux mille ans, il est possible d’apprécier le caractère révolutionnaire de ce texte.
En arrière-plan, comme une sorte de non-dit que l’on retrouve cependant dans tous les livres de la Torah et dans l’ensemble du texte biblique, s’affirme explicitement une dimension essentielle qui communique tout son sens au Décalogue : la recherche de la justice. Elle joue pour ainsi dire le rôle d’une boussole. Sans elle, les dix commandements et le tétragramme peuvent rester lettres mortes, au sens propre de cette expression. Avec elle, ils revêtent tout leur sens, qui consiste à faire de chaque être humain une personne consciente de son humanité, responsable de son devenir et en cela l’égale de toute autre.
La responsabilité individuelle, l’impératif du devenir, le respect d’autrui, la recherche de la justice : pris ensemble, ces principes constituent ce que nous pouvons appeler l’éthique mosaïque. Dans cette perspective, il ne pouvait plus être question de s’en remettre à une quelconque idole, censée assumer la responsabilité ultime de tout acte. A l’extériorité de divinités régnant sur les êtres humains se substituait ainsi une intériorité centrée sur chaque individu.
Il n’est pas certain que cette révolution soit d’emblée montée à la conscience de ceux à qui s’adressait Moïse mais son principe actif a commencé de se diffuser sans plus jamais s’interrompre. Cela n’a pas transformé les sociétés humaines en un paradis mais l’espoir d’un monde meilleur a pu commencer de s’immiscer dans les esprits les plus avancés pour se diffuser peu à peu plus largement.
L’interprétation par le judaïsme
La tâche que s’est assigné Moïse consistait à promouvoir une éthique dont la mise en œuvre exigeait de commencer par des efforts personnels. Si l’on envisage cette approche après avoir enjambé la frontière évoquée précédemment, et donc depuis le monothéisme, on superpose faussement judaïsme et mosaïsme. Léon Ashkénazi, dit Manitou, affirmait que « La Bible ne nous parle pas des Juifs, elle nous parle des Hébreux. » Cette réflexion mérite que l’on s’y arrête un instant.
De fait, le vocable « juif » n’apparaît nulle part dans la Torah (Pentateuque). Dans le reste du texte biblique, certaines traductions ne l’emploient que pour Esther (3/4, 5/13, 6/10, 8/7, 9/29, 9/31, 10/13) avec parfois une exception pour Zacharie (8/23). Huit fois au total en tout et pour tout et nulle part ailleurs. Avant de voir pourquoi, un bref rappel historique s’impose.
A la mort du roi Salomon, en 931 avant notre ère, un schisme divisa son royaume en deux entités : Israël au nord, regroupant 10 des 12 tribus, avec pour capitale Samarie, et Juda au sud, avec pour capitale Jérusalem. Les habitants du premier furent dénommés Ysraelîm, traduit par « Israélites » – alors que « Israéliens » eût été plus approprié –, ceux du second, Yéhoudîm, « Judéens ». Ce dernier mot vient directement de Juda – en hébreu Yéhoudi (יְהוּדִי) –, le quatrième fils de Léah, première femme de Jacob. En 722, l’Assyrien Salmanazar V abat Samarie et le royaume d’Israël disparaît. Celui de Juda ne tombera qu’en 586, sous les coups du roi babylonien Nabuchodonosor II, qui détruit le Temple de Salomon et annexe la Judée. Cette province gardera son nom jusqu’à la décision de l’empereur Hadrien de la rebaptiser Philistine (Palestine), pour punir les juifs de leur révolte contre Rome (soulèvement de Bar Kokhba).
L’historiographie date historiquement le livre d’Esther entre le IVe et le IIe siècle avant notre ère. A cette époque, l’usage courant a transformé les habitants de la Judée en Ioudaîos (Ἰουδαῖος), chez les Grecs, et en Judaeus chez les Romains. Pour une raison due sans doute à la structure de la langue ou à un emploi déformant, le français a hérité de « juif » et l’anglais de « jew » tandis que l’allemand a conservé une proximité phonique, avec « jude ».
Peu à peu, le vocable « hébreu » a laissé place dans l’histoire à celui de « juif » alors que ces deux termes ne sont pas synonymes. Au second est associée une religion, le judaïsme, tandis que le premier se situe en amont de tout caractère religieux. Or, le texte biblique (voir Rois 2 : 23/4), les travaux archéologiques et l’historiographie montrent que jusqu’au roi Josias (-648-609) le culte des idoles se perpétrait, y compris au sein même du Temple de Jérusalem. Le judaïsme débarrassé de l’idolâtrie ne s’est développé rapidement qu’à partir de l’exil à Babylone. En un mot, il existe une projection du mot « juif » sur une période antérieure à son emploi.
Naissance de l’universalisme
Manitou pensait que « la Torah, ce n’est pas un livre de fondateur de religion, c’est un livre de créateur de monde. C’est très différent. »
En amont de toute religion inspirée par la Bible – judaïsme en premier, suivi par le christianisme et l’islam – la pensée de Moïse ouvrait effectivement de nouvelles perspectives à l’humanité. Avant les premières expériences grecques et bien longtemps avant son éclosion au sortir du siècle des Lumières, on y trouve les principaux ingrédients de ce qui deviendra la démocratie. La responsabilité individuelle, le respect d’autrui, l’égalité devant la loi, l’impératif du devenir, la recherche de la justice. Ils sont à l’opposé de ce que prisent les dictateurs ou les tyrans et que La Fontaine résume d’une phrase dans Le loup et l’agneau : « Si ce n’est toi, c’est donc ton frère – ou quelqu’un des tiens ».
A juste titre, Emmanuel Levinas notait dans Difficile Liberté que la Bible « trouvait l’humanité dans une situation sauvagement réelle », ce qui, ajoutait-il, « témoigne de son ajustement à la condition humaine ». Et il précisait qu’elle « ne commence pas dans le vide la construction d’une cité idéale – elle se place à l’intérieur de ces situations qu’il faut assumer, pour les surmonter ; qu’il faut transformer par l’acte en pourchassant jusqu’à leurs retours dialectiques, l’asservissement de l’homme par l’homme après la suppression de l’esclavage, la survivance des mythologies après l’effondrement des idoles. Reconnaître la nécessité d’une loi – c’est reconnaître que l’humanité ne peut se sauver en niant sa condition d’emblée, magiquement. »
C’est à cela que s’est attaqué Moïse. Pas en vain, en dépit de la lenteur multiséculaire avec laquelle ses principes gagnent les esprits. Dès le surgissement du tétragramme et du Décalogue dans le monde humain, les oppositions se sont multipliées. Elles ont commencé par le Veau d’or au sein même de la population Hébreu. Elles ont trouvé un relais dans la haute Antiquité, chez les Grecs et les Romains, avec de nombreux auteurs honnissant des pratiques juives contraires à leurs coutumes ancestrales (Diodore de Sicile, Philostrate, Hécatée d’Abdère, Juvénal, Sénèque, Tacite) et développant une aversion du judaïsme que le christianisme allait théoriser. Les préjugés se sont construits sur ces bases qu’on aurait pu croire fragiles et que les siècles révélèrent solides. L’antisémitisme qui en est résulté, pour employer un mot venu tardivement (1879) et mal adapté, s’est propagé comme un virus contre lequel aujourd’hui encore nous ne connaissons pas de remède. Les antisémites de tous bords, aveugles à leur propre cécité, croient détester les juifs alors qu’ils récusent l’éthique adoptée par toutes celles et ceux qui, juifs ou non, croient en l’être humain et en sa capacité à reconnaître dans autrui un autre lui-même.
Cet enseignement majeur de Moïse, son legs immense que plus rien ne pourra jamais étouffer, un homme comme Winston Churchill en avait parfaitement conscience quand il écrivit le 20 février 1920 dans The Illustrated Sunday Herald, que le monde être redevable « d’un système éthique qui, même si on le séparait entièrement du surnaturel, serait, sans comparaison possible, la possession la plus précieuse de l’humanité, qui vaut en fait à elle seule tous les fruits des autres formes de sagesse et d’érudition. C’est sur ce système et grâce à cette foi que toute notre civilisation actuelle a été bâtie, à partir des décombres de l’Empire romain. »
Il en découle que l’universalisme n’est ni un acquit ni une donnée immédiate, dont pourraient s’enorgueillir ses promoteurs, mais un projet à mettre en œuvre. A partir d’une idée simple, mais décisive : toujours commencer par soi et ne jamais s’y arrêter.
Lire dans L’Arche : file:///E:/Documents/Textes/FR/FR%20Arche/2023/Novembre%202023/Mo%C3%AFse%20et%20l’universalisme.pdf
[i] Le mot pluriel Elohîm, lui aussi traduit le plus souvent par « dieux » signifie plutôt « idoles » ou « référence ».
[ii] Le tétragramme apparaît pour la première fois dans la Genèse (2/4) mais nous savons aujourd’hui, avec une probabilité proche de 1, que ce premier livre de la Torah fut écrit après l’Exode.