La crise et nous (2009)
La crise nous rappelle
qu’il ne faut jamais oublier
ce qu’en permanence nous oublions
L’iceberg de 2008
Le 14 avril 1912, dans l’Atlantique nord, la nuit fourmille d’étoiles. La mer est calme, le froid pénétrant. La ligne pure de l’horizon s’étire à l’infini. Un navire file à vive allure avec plus de deux mille deux cents personnes à son bord. Le plus grand paquebot du monde jamais construit effectue son voyage inaugural. Il a quitté Southampton, dans les îles Britanniques, pour gagner New York. Il est 23h39. Le Titanic n’est pas seulement l’orgueil de son armateur, la White Star Line, et du Royaume Uni, sous lequel il bat pavillon, mais du monde entier. Avec ce bâtiment insubmersible, l’Angleterre démontre que l’industrie humaine surmonte la Nature. Que rien ne saurait arrêter le génie quand il s’éprend de splendeur, de puissance, de vitesse. Que l’homme asservit enfin l’océan après le sol (train, voiture) et l’air (avion). Qu’il parvient, une fois de plus, à se soustraire à la tyrannie des distances. Le nom même du bateau évoque la Grèce antique. Les Titans sont les divinités primordiales qui ont précédé les Dieux de l’Olympe. Le Titanic aussi est un géant, le géant des mers.
Tout bascule à 23h40. Comme pour la mondialisation en 2008, un iceberg d’apparence anodin a transpercé la coque. Aujourd’hui, nos charpentes (financières) sont déchirées, comme celles du Titanic. Et comme ce soir là, nous nous précipitons vers quelques canots de sauvetage.
Le retour de Sisyphe
Dans son Mythe de Sisyphe, Albert Camus écrit : « Sisyphe regarde alors la pierre dévaler en quelques instants vers ce monde inférieur d’où il faudra la remonter vers les sommets. Il redescend dans la plaine. C’est pendant ce retour, cette pause, que Sisyphe m’intéresse. » Tout est là. Quand, pour la nième fois, le rocher parvenu au haut de la montagne dégringole à nouveau la pente, Sisyphe s’apprête à recommencer l’opération, à s’arc-bouter, à remonter le fardeau, à répéter les mêmes gestes vains. Il connaît le résultat inexorable de ses efforts. S’il entretenait un doute, même infime, il aurait de l’espoir. S’il avait de l’espoir, il serait déçu. S’il était déçu, il serait impossible de l’imaginer heureux. Camus en conclut que Sisyphe est un archétype de l’homme absurde, parce qu’il est conscient de son destin.
Il existe pourtant une hypothèse complémentaire : et si notre héros manquait de mémoire ! Entre le moment où il touche au but et celui où il retourne tout en bas pour à nouveau reprendre son labeur éternel, imaginons-le frappé d’amnésie. Il n’est pas heureux, il oublie. Peut-être est-il heureux, d’ailleurs, parce qu’il oublie. Il ne se souvient peut-être pas, tout simplement, de ses échecs répétés. Il n’ignore pas que sa tâche est sans fin, que la pente elle-même rend le succès impossible, que toujours un caillou finira même par bloquer l’ascension, mais il se remet à l’ouvrage. Impossible pour lui de se souvenir de ses déboires, ils sont trop nombreux. Leur multitude même le trompe.
Comme lui, nous construisons de belles architectures financières. Comme lui nous pensons vaincre la pente de la crise. Comme lui nous finissons par croire que les grandes catastrophes financières de l’histoire occidentale récente – Florence au xive siècle, Gênes au xvie, Venise et Amsterdam au xviie, Paris au xviiie avec John Law, le monde entier ou presque au xxe siècle en 1929 – ne sont que des péripéties sur la voie royale de l’économie triomphante. Comme lui, nous repartons de plus belle, confiants dans notre génie, le sourire aux lèvres, vers de nouvelles échappées. Avec aussi, heureusement, la certitude que « point n’est nécessaire d’espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer » (Guillaume d’Orange).
Pourquoi les hommes ont-ils cru que le Titanic était insubmersible ? Pourquoi pensent-ils que Sisyphe peut vaincre la montagne ? L’histoire n’est-elle, somme toute, qu’une interminable accumulation d’oublis ?