Le Talmud rapporte ceci : l’école du rigoriste Shammaï estimait qu’il eût été préférable que l’homme ne fût pas créé ; celle du bien plus souple Hillel jugeait au contraire qu’il y avait tout de même du bon dans cette création. Après deux ans et demi de débats, un vote fut organisé dont Shammaï sortit vainqueur. Le texte conclut cet épisode en quelques mots très ramassés : « Certes, mais maintenant l’homme existe ! Alors, que faire ? Eh bien examiner les actes de chaque être humain à la loupe. »
Ce récit aurait pu être écrit pour Robert Badinter. L’homme privé ne le cédait en rien à l’homme public quand il s’agissait de ce qui est juste, de ce qui est honorable, de ce qui est moral. Il ne laissait rien passer, sans jamais faire preuve d’acrimonie. Il n’humiliait personne. L’air qu’il respirait, en public ou dans l’intimité d’une discussion était celui, pur, des hauteurs. Très vite, on avait en face de soi un homme profondément simple, heureux d’échanger, soucieux d’avancer vers une vérité des choses, des situations et des êtres à laquelle il ne renonçait jamais.
Cet homme considérable était un ami d’une fidélité à toute épreuve. Il pouvait envoyer un mot affectueux pour soutenir celle ou celui qui traversait une mauvaise passe, que ce fut une personnalité importante ou quelqu’un d’inconnu. Il s’enquerrait toujours de la bonne forme de celles et ceux qu’il aimait. Car il aimait à l’aune de sa stature : on ne pouvait pas ne pas répondre à Robert quand il vous interrogeait sur la famille, les enfants et les petits enfants. Quand il accordait son amitié, il était toujours présent. Il ne s’épanchait pas en longues phrases. Il vous regardait avec ses yeux profonds, que certains croyaient inquisiteurs et qui étaient seulement attentifs au moindre détail. Il était toujours prêt à sourire et à rire par ironie de lui-même.
Discuter avec Robert sur la situation politique française, sur le judaïsme, sur le code civil, sur les Jeux olympiques, sur « les lourds devoirs de la liberté » (de Gaulle), sur un condamné à mort, sur ses projets d’écriture, sur l’état du monde, sur l’évolution de la démocratie, sur tout sujet qui pouvait surgir dans l’actualité, cela s’articulait toujours en deux temps : d’abord il était soucieux de votre analyse ; ensuite il engageait les échanges. S’il était en désaccord, il l’exprimait avec la fermeté de son caractère, sans jamais imposer quoi que ce soit. Robert respectait les opinions mais accordait aux Idées – avec une majuscule – une place à part. La Vie, la Justice, la Démocratie, la Liberté entraient dans cette dernière catégorie. Autant il pouvait admettre une opinion différente de la sienne, autant il n’admettait pas un instant que ces Idées pour lesquelles il brûlait sans se consumer puissent être contestées. Alors la fureur le gagnait. Mais en 40 ans de proximité, je ne l’ai jamais entendu exprimer de ressentiment.
Comblé d’honneurs sans les avoir jamais cherchés, c’était un homme d’honneur, au singulier. Sa conscience l’avait une fois pour toutes établi dans sa hauteur morale. Cela ne rendait pas le dialogue avec lui difficile, cela l’élevait. Certes, au premier abord, Robert impressionnait. Une certaine raideur apparente, une stature imposante, un regard direct révélaient un homme à part. Mais derrière tout cela était un homme de cœur. Professeur des universités, il avait m’a-t-il dit essuyé des larmes quand, pour son dernier cours à la faculté de droit, tous les étudiants de l’amphithéâtre, debout, l’avaient longuement ovationné. Il montrait plus que rarement, avec une émotion qu’un sourire s’efforçait de dissimuler, l’exemplaire spécial du décret de promulgation de la loi supprimant la peine de mort que lui avait réservé le président Mitterrand. Quand il parlait de son père ou de sa grand-mère Idiss perçait le trouble intérieur de ces évocations douloureuses.
Dans chacune de ses paroles, Robert était profondément Français par sa passion de la liberté, de l’égalité, de la fraternité, et profondément juif dans son humanité.