Menu

Peu de verbes comme « aimer » sont employés à tout va. Il est possible d’aimer une femme, un homme, un ami, un film, la viande, un chien, la nature, voyager, paresser, jouer du piano, se promener, rêvasser, dormir, nager, boire, et ainsi de suite. D’emblée nous savons que le contenu de ces différents sentiments diffère, même si un terme unique les exprime.

Dans la Torah figure un verset devenu fameux, étudié, cité, commenté depuis plus de 2 500 ans, donné pour essentiel dans la relation avec autrui. Sa traduction courante, ancrée désormais dans tous les esprits, malgré une grossière approximation est : « Aime ton prochain comme toi-même. » S’interroger sur cette maxime peut sembler tout à fait inutile puisqu’elle est une fois pour toutes établie. En réalité, ce n’est là qu’un extrait du verset du Lévitique où se trouve cette prescription. Le voici dans son intégralité, toujours suivant la même traduction (de Jacques Kohn, dite aussi version du rabbinat) : « Ne te venge ni ne garde rancune aux enfants de ton peuple, mais aime ton prochain comme toi-même : je suis l’Eternel. » (Lévitique, 19/18).

Dans les Mémoires d’Hadrien, Marguerite Yourcenar imagine un dialogue entre un juif et le souverain – celui-là même qui attribua le nom de Philistine (Palestine) à la Judée en 135, pour punir la révolte juive dite de Bar Kokhba. A son interlocuteur, qui défend sa doctrine, l’empereur romain (76-138) oppose un argument d’apparence imparable suivant lequel l’exhortation biblique n’est ni raisonnable ni applicable. En effet, précise-t-il, le vulgaire n’aimera jamais que lui-même tandis que le sage restera toujours à l’écart d’une telle vanité.

Se peut-il que la Torah soit aussi facilement prise en défaut ?

Aime !

L’affirmation, qui semble anodine, même s’il est très difficile de la respecter dans la vie, soulève plusieurs questions. Peut-on enjoindre à quiconque d’aimer ? Que signifie s’aimer soi-même et réclamer une position identique à l’égard de son prochain ? Que recouvre ce dernier vocable ? Est-il limité à ceux qui sont proches ? Pourquoi le verset se termine-t-il par une affirmation divine ?

La réponse à la première interrogation est assez facile à fournir. Si l’on s’en tient, pour l’instant, au premier mot de la phrase, il faut immédiatement noter que le texte biblique ne propose pas éhav (אֱהַב) « aime » mais /ahaveta (וְאָהַבְתָּ), « tu aimeras », le verbe « aimer » étant ici conjugué à la première personne du passé, précédé de la lettre waw (se prononce comme wagon et non comme whisky) qui, en préfixe, transforme un passé en futur et réciproquement (ce qui n’est plus le cas en hébreu moderne). Il était pourtant parfaitement possible de formuler « aime » en hébreu. Le futur respecte la logique la plus élémentaire et rien n’est plus facile à comprendre. S’il est possible de lancer à quelqu’un : « Ecoute », ou « Attend », ou encore « Viens », il est absurde d’exiger « Aime ». Une telle sommation ne revêt aucun sens puisque l’amour, quel que soit son contenu, ne se commande pas. Serait-il concevable d’obéir à un tel ordre ? C’est là une injonction paradoxale, une contradiction dans les termes, de nature analogue à « Sois spontané ! »

Par ailleurs, l’hébreu ne comporte que deux temps fondamentaux : l’inaccompli et l’accompli, soit, pour nous, passé et futur. De sorte que ce dernier ne renvoie pas à une époque plus ou moins lointaine mais à ce qui peut se réaliser tout de suite. Ce qui revient à dire que le futur hébraïque signifie « à partir de maintenant, et dans l’avenir ». « Tu aimeras » veut donc dire que tu t’efforceras d’aimer, tu y travailleras, sans ignorer que ce sentiment n’est jamais donné d’avance. Il peut être immédiat ou naître peu à peu mais il exclut toute soumission à un commandement.

Il ne s’agit donc pas d’une assignation mais d’une invitation, de même nature que celles du Décalogue : « il n’y aura pas pour toi d’Elohîm inauthentiques », « tu n’assassineras pas », « tu ne commettras pas d’adultère… », etc.

S’aimer soi-même ?

Est-il vraiment possible d’aimer son prochain comme on s’aime soi ? Ici la grammaire et la psychologie concourent à répondre.

La seconde partie du verset, translittéré dans notre alphabet, donne : Ve’ahavta léréa’kha kamokha (le kh souligné se prononce à peu de chose près comme la jota espagnole). Réa’ veut dire « proche », « amical », « près de toi », avec une racine qui a pour sens « paître, pâturer », et kha est l’adjectif possessif « ta ». Kamo/kha se traduit par « selon ta mesure », « selon ton critère », « suivant ton jugement », c’est-à-dire conformément à ce qui t’est profondément propre, quelque chose d’à la fois indéfinissable et qui pourtant définit chacun.

Comme toujours avec le texte biblique, il faut redoubler d’attention aux détail, parfois infimes. Il n’est pas écrit èt/réa’kha mais /réa’kha, alors qu’il était tout à fait possible d’employer la première formulation, non retenue par le ou les rédacteurs. La différence entre les deux est pourtant essentielle. Les croire équivalentes provoque une sorte d’effet papillon sémantique : une toute petite variation dans la manière de traduire ce passage débouche sur un écart considérable du point de vue éthique. La première donne « ton prochain », la seconde « pour ton prochain ».

Que peut bien vouloir dire « tu aimeras pour ton prochain suivant ton critère. » ? La syntaxe française souffre ici, et c’est peut-être ce qui a conduit nombre de traducteurs à adopter une expression directe – « ton prochain » et non « pour ton prochain ». Il ne s’agit donc nullement de « s’aimer soi-même », suivant la réaction de l’empereur Hadrien sous la plume de Marguerite Yourcenar. Comment alors exprimer l’idée de ce verset dans un français correct ?

Une solution serait de dire : « Tu aimeras, pour ton prochain, ce que tu es, toi ». Nous ne sommes pas ici très éloignés de la traduction courante. Cela revient à dire : « Pour (en faveur de) ton prochain, tu t’aimeras (tu aimeras ce que tu es) » et conduit à l’idée que vis-à-vis d’autrui je dois d’abord m’accepter moi-même, m’aimer. Nous voilà revenus au verbe initial de cet article. La nouvelle question est donc de savoir ce que veut dire « s’aimer ».

Ce ne peut être ni du narcissisme ni de l’égoïsme, sauf à donner raison à notre romancière. Ebloui par lui-même, Narcisse ne s’aime pas, il se contemple et s’admire. De son côté, en orbite autour de son ego, l’égoïste est tout occupé de son seul intérêt et se moque bien de ce qui peut advenir à autrui. Le premier ne voit personne d’autre que lui-même ; le second ne pense à personne d’autre qu’à lui-même. Aveugles à leur propre cécité, ils se heurtent à un écran qui leur interdit d’accéder à la profondeur de leur être, à cette étrangeté qui constitue l’être humain. Non pas un bloc d’une pièce mais un ensemble d’éléments dont les relations ou les rouages nous échappent bien souvent, ce « moi » que le Figaro de Beaumarchais qualifie « d’assemblage informe de parties inconnues » (Acte V, scène 3). L’étrangéité qui nous caractérise, qui fait de chacune et de chacun d’entre nous un mélange complexe d’appréhendable et d’inaccessible, l’égoïste et le narcissique la réduisent à une entité fermée à eux-mêmes comme aux autres. S’aimer soi-même, serait-ce alors de l’amour pur ? Se peut-il que l’on tombe vraiment amoureux de soi ? Evidemment non, sauf à retomber dans les travers notés ci-dessus.

Se reconnaître

Le respect de soi n’a qu’un rapport lointain avec l’amour. Il n’est plus question d’attirance, de suffisance, de complaisance, mais de considération. Il s’agit ici de ne pas se tromper sur soi-même, de s’identifier au plus près, de se jauger au mieux. De s’apprécier comme on mesure l’aloi d’un métal. De s’estimer. Entreprise difficile tant Freud a montré que l’être humain est débordé par le sujet qu’il croit être. Entreprise pourtant nécessaire afin de ne pas être happé par le narcissisme ou l’égoïsme, formes du rejet d’autrui. Dès lors, l’interrogation sur soi nous met en présence, immédiatement, de notre étrangéité. Si, malgré tous nos efforts pour nous percer à jour, nous venons buter sur l’étranger que nous resterons toujours d’une manière ou d’une autre pour nous-mêmes, cela au moins nous rapprochera de tous ceux que l’on nomme « étrangers ». L’autre, c’est encore moi. C’est cela, me semble-t-il, que le verset du Lévitique met en évidence. Hillel (-60, +9) en a proposé une lecture éclairante.

Le Talmud rapporte qu’un homme se présenta devant Shammaï (mort en 30 de notre ère) et lui demanda de lui résumer sa doctrine pendant qu’il se tiendrait sur une jambe, c’est-à-dire en peu de mots et vite. Le rabbin, connu pour sa rigueur, le chassa en lui faisant valoir que la Torah exigeait des années d’études et qu’il serait illusoire de prétendre en pénétrer la profondeur sans s’y consacrer longuement. L’homme alors se rendit auprès de Hillel, rabbin beaucoup plus ouvert, qui l’accueillit avec bienveillance. Sachant à quel point ce « tu aimeras » pouvait paraître inhumain, ou inaccessible, celui-ci expliqua le principe biblique en le retournant de façon habile : « Ce que tu ne voudrais pas qu’autrui te fasse, ne le lui fais pas ». Le sage ajouta que pour saisir la portée d’une telle idée, il fallait consacrer de nombreuses années à étudier la Torah.

Cette phrase de Hillel pose les fondements de l’universalisme, même ce dernier terme est alors anachronique. Un voleur peut-il vouloir être volé ? Un assassin assassiné ? Un violeur violé ? Si la règle est simple, son application est d’une redoutable difficulté, nous le savons tous, mais un enfant peut en comprendre le sens. A partir d’elle, il devient possible d’élaborer une loi universellement applicable.

Maïmonide (1138-1204) tourna la phrase de Hillel positivement. Il écrit : « Fais à ton prochain ce que tu voudrais qu’on te fît. » Cinq siècles plus tard, le philosophe Emmanuel Kant (1724-1804) redécouvrit cette idée. Dans La Métaphysique des mœurs, il énonce l’impératif catégorique : « Agis comme si la maxime de ton action pouvait être érigée par ta volonté en loi universelle de la nature ». La règle est donc de se demander si chacun de nos actes peut être repris valablement par tout être humain.

Hillel proposait de ne pas faire, Maïmonide et Kant, de faire, mais il s’agit de la même logique, celle d’une première pierre éthique. Respecter ce principe ne débouche pas automatiquement sur l’universalisme, mais l’oublier en détourne aussitôt. Ce n’est donc jamais un point d’arrivée mais ce doit être toujours un point de départ. Ce qui revient à dire que l’universalisme ne s’obtient pas par un décret des puissances célestes ou par une décision autoritaire mais commence au niveau individuel.

Il découle de ces approches complémentaires que seule la reconnaissance de soi peut nous inviter à ne pas traiter autrui différemment de ce que nous attendons pour nous-mêmes. Ainsi, dialoguer avec soi, chercher à percer le mystère de notre être, s’interroger, se mettre devant son propre tribunal, bref s’efforcer d’accéder à soi-même nous conduit vers ce qui nous est particulier, notre singularité. Le même mouvement nous montre aussi ce sur quoi nous venons buter, ce quelque chose qui résiste à notre questionnement et qui nous reste étranger. L’altérité ne s’incarne donc pas seulement dans le corps de l’autre, elle réside aussi au cœur de chacun d’entre nous. C’est cela qu’il s’agit « d’aimer ». Tant pour son propre bien que pour son prochain.

Prochain ?

Le point à examiner maintenant n’est pas le moindre. Nous avons vu que le mot réa’kha est généralement traduit par « ton prochain ». Il est composé de réa’ et de kha. Ce second terme signifie « ton ». La version originale de la Bible ne comporte pas de voyelles. Celles-ci ont été attribuées aux mots par des érudits, les Massorètes, entre les IIe et IXe siècles de notre ère. Le mot hébreu ci-dessus s’écrit donc : r’ (r et , aïn – lettre gutturale muette). Sa vocalisation par le a donné réa’, « prochain », « amical » (« compagnon » dans la traduction d’André Chouraqui), mais le même mot vocalisé raé’ signifie « méchant », « mauvais ». Autrement dit, le mot « prochain » ne doit pas seulement s’entendre comme l’être humain qui nous est proche mais de façon très large, ami comme ennemi. Bien entendu, tu dois « aimer » (dans le sens défini plus haut) ceux de ton peuple, de ta famille immédiate, mais aussi ceux qui n’en font pas partie. Dans la vision biblique, tous les êtres humains n’ont-ils pas été créés à l’image de YHWH ? N’est-il pas rappelé (notamment Deutéronome 10/19) qu’il faut aimer l’étranger ?

Le texte nous invite ainsi à plonger au cœur de notre humanité pour ne jamais succomber à la tentation de la vengeance au détriment de la justice. Ce qui revient à se demander comment nous souhaiterions être traité par quelqu’un à qui nous aurions causé du tort ou fait du mal.

Le dernier point à explorer renforce la réflexion provoquée par le précédent. Le verset 18 du chapitre 19 du Lévitique se termine par cette apostrophe, d’ailleurs fréquente dans la Torah : אֲנִי, יְהוָה, Ani, YHWH, d’ordinaire traduite par « Je suis YHWH ». Rappelons ici que le verbe être, en hébreu, ne se conjugue pas au présent. « Je suis » ne se dit pas. Ani suffit. Dès lors, comme le note Henri Atlan dans Les étincelles de hasardAthéisme de l’écriture, (Le Seuil, 2003), Ani YHWH peut aussi être rendu par « Je [est] YHWH ».

Autrement dit, il y a en moi, être humain, une dimension ineffable qui m’interdit de me croire différent par essence de tous mes semblables. Rien de ce qui me différencie d’autrui – la couleur de ma peau, ma culture, ma langue, mon héritage génétique, mon sexe, ma profession, ma nationalité, etc. – ne peut être avancé pour l’écarter de l’ensemble auquel j’appartiens, le genre humain. Mon action à son égard, quelles que soient les circonstances, quel que soit son comportement, ne doit donc pas me faire oublier notre condition commune. C’est le premier respect que je me dois.